Romans / rwanda

JACARANDA, briser le silence

Grasset

Oui, on peut survivre à un génocide, malgré tout

Huit ans après Petit Pays, Gaël Faye revient avec un deuxième roman tout aussi réussi et bouleversant, qui le complète.

Bien que relativement court - 282 pages -, il s'agit d'une chronique ample, ambitieuse, qui concerne quatre générations, et se déroule sur près de trente ans. En même temps, le récit s'avère sobre, délicat, et elliptique.

Subtilement, Gaël Faye nous raconte, entre les lignes, les conséquences du génocide, et les conséquences d'un long et pesant silence. Il nous parle aussi d'un fils qui va découvrir le pays de sa mère taiseuse et réservée, dont elle ne lui a jamais rien dit. Il s'agit également de victimes auxquelles il faut rendre justice. Il s'agit de rompre la terrible spirale de la vengeance et du sang. Il s'agit d'accepter le passé, de le dire, de l'écrire, pour ainsi, pouvoir enfin envisager l'avenir.

Gaël Faye procède par petites touches, avec de la pudeur, de la douceur, de la retenue. Il n'insiste pas, et ne propose jamais de surenchère ; avance avec tact dans un terrain qu'il sait miné. Quand la violence fait son intrusion dans le récit, l'impact s'avère d'autant plus fort. L'écriture se révèle belle, inspirée et simple au sens noble du mot, sans esbroufe ni emphase inutile, mais tout de même d'éloquentes envolées lyriques et de puissantes énumérations qui en disent bien long : "Et sous la terre que nous foulions tous les jours, dans les champs, dans les forêts, les lacs, les fleuves, les rivières, dans les églises, les écoles, les hôpitaux, les maisons et les latrines, les corps des victimes ne reposaient pas en paix."

Cependant, malgré toutes les atrocités, malgré tous les actes innommables qui ont été commis, malgré la barbarie et l'horreur, une place demeure pour l'espoir et la reconstruction. Tante Eusébie, après avoir perdu ses quatre enfants et son mari, a été rescapée miraculeusement et a pu enfanter encore, une fille du nom de Stella. Cette dernière, très vive et intelligente, s'attelle à recueillir le témoignage de son arrière-grand-mère Rosalie, qui a vécu plus d'un siècle et dont l'histoire se confond avec celle du pays.

Sans jamais céder au pathos ou à la victimisation, Gaël Faye propose un récit tout aussi digne que déchirant. Il nous montre que la libération de la parole peut prendre beaucoup de temps. La construction du récit ne relève pas ainsi d'une afféterie, elle s'avère profondément juste et adaptée. La très longue durée que recouvre le récit le prouve -, mais en même temps qu'elle est nécessaire, et que silence rime avec oubli et souffrance infinie. Cependant, Faye nous prouve qu'il faut parvenir à "tourner la page", et oser imaginer des lendemains apaisés.

Le sujet du génocide rwandais peut intimider pour un écrivain, cela représente une lourde responsabilité - et c'est clairement un euphémisme. Néanmoins, bien qu'il s'agisse d'une immense gageure, et, pour la deuxième fois Gaël Faye nous le rappelle, d'une manière aussi magnifique que Scholastique Mukasonga dans Notre-Dame-du-Nil. Il faut en parler. C'est un devoir moral. Le silence ferait plus de mal. Justement, lorsque sa mère lui dit "Milan, tu m'embêtes avec tes questions" lors d'une de leurs rares entrevues retranscrites dans le livre, Milan réplique : "Et toi avec tes silences." Le passage suivant résume clairement toute la problématique : "Chez nous, on ne raconte pas l’histoire de la famille. Résultat, on ne sait rien, et les vies s’éteignent avec ceux qui les portent. On dit que les paroles s’envolent et les écrits restent, mais que faire quand il n’y a ni paroles ni écrits ?"

Cela sera difficile voire impossible d'oublier "Jacaranda", sa petite musique, et son parfum entêtant, son extraordinaire galerie de personnages, tous incarnés, tous vivants, tous incroyables - de la centenaire Rosalie à l'incroyable Stella en passant par l'extraordinaire Alfred, Claude également. Ce sont des héros, osons ici le mot ; aussi pompeuse et éculée que cette appellation puisse apparaître, elle ne nous semble pas usurpée, ici. Gaël Faye a su les mettre en valeur. Il ne parle pas d'eux à chaque page, mais chacune de leurs apparitions s'avère marquante et frappante. Le slameur et romancier a le sens des personnages, et le sens du moment et du récit. Rien n'est en trop. Il a trouvé le bon équilibre et la taille adéquate.

On la lit d'une traite, cette histoire qui, malgré sa relative brièveté, représente à la fois un témoignage de l'horreur, le récit d'une famille divisée, l'histoire en filigrane d'un Rwanda qui se reconstruit progressivement, et le roman d'apprentissage d'un jeune homme qui arrive d'abord comme un touriste avant de se faire accepter petit à petit. Le suspense s'avère savamment entretenu. Plusieurs secrets ne seront dévoilés qu'à la toute fin.

ZOOM

Un grand engouement au Rwanda

Un reportage pour TV5 Monde rend compte d'un succès inusité pour le roman "Jacaranda" à la librairie Ikirezi, située au centre-ville de Kigali.

Au mémorial de Gisozi, Gaël Faye a fait une lecture musicale d'une partie du roman aux côtés du musicien Samuel Kamanzi. Cet évènement gratuit a rencontré un immense succès, et au bout de trente minutes, a affiché salle comble. Pour atteindre un plus large public encore au Rwanda, Gaël Faye souhaite à présent traduire son livre en kinyarwanda. 

Matthias Turcaud