CHEZ LES ZEBUS FRANCOPHONES, satire incisive et tendre
Papang Film, Endemika Films, Niko Film et Diam Production
Résister encore et toujours à l'envahisseur
C'est un film de résistants qui milite contre l'accaparement éhonté de terres.
Le Dieu argent ne peut pas tout excuser ou tout expliquer. Des capitalistes ont en effet acquis ces terres frauduleusement et expulsent ceux qui en devaient légitimement récolter les fruits. Ces derniers ne sont aucunement dédommagés, de surcroît. A Sitabaomba, des familles ont été incitées par le Ministère de l'agriculture à transformer les marécages en rizières il y a environ quarante ans, mais cette promesse n'a jamais été honorée.
Le problème est qu'une loi malgache a stipulé que les lois non titrées appartiendraient à l'Etat. Or 90 % des terres ne sont pas titrées - une invitation potentielle donc à la fraude, à la corruption et à la répartition inéquitable des terres.
Le documentaire fait ce douloureux constat - celui d'une population abandonnée, qui n'a pas les armes pour se défendre face aux spéculateurs, aux dirigeants et aux investisseurs ; qui risque de connaître la famine et la misère et se faire piller sans dire mot. Le montage met à distance les discours des politiques - ils sonnent de manière bien ironique quand on voit ce que vit l'agriculteur Ly - en quelque sorte le personnage principal du film - et sa famille. Lorsqu'on entend le discours du président et en même temps le visage perplexe de Ly, tout est dit.
La situation s'avère en effet plus que critique. Nantenaina Lova et sa scénariste Eva Lova-Bély n'ont cependant pas opté pour un ton misérabiliste ou larmoyant - fidèles en cela au fameux credo malgache "mampihomehy", qui signifie "ça fait bien rire". Le documentariste convoque différentes formes de la culture malgache, afin de tourner en dérision l'avidité maladive des dirigeants, le capitalisme sauvage, la corruption débridée, et l'absence de scrupules total des investisseurs étrangers.
Le film valorise ainsi les cultures malgaches, à plus d'un titre : l'art oratoire du "kabary" tout d'abord, mais aussi le cinéma d'action populaire, les chants, les danses et les spectacles de marionnettes, qui constituent peut-être la meilleure des réponses au cynisme et à l'immoralité.
"Chez les zébus francophones" célèbre ainsi les artistes et montre bien à quel point ils restent absolument essentiels et indispensables, surtout dans un contexte comme celui-là. Ils divertissent, éclairent, permettent d'en rire malgré tout, et donnent de l'espoir. Ils permettent aussi de rappeler l'histoire et de perpétuer tout un héritage.
Plusieurs célébrités locales ont d'ailleurs répondu à l'appel à Nantenaina Lova. On trouve tout d'abord l'emblématique Gégé Rasaomely, célèbre à fois pour ses pièces radiophoniques ainsi que ses participations à des productions de Nollywood.
L'artiste plasticien Temandrota a conçu les marionnettes avec beaucoup de réussite, cela s'avère très pédagogue auprès des enfants chez qui il rencontre un franc succès. Les comédiens de la compagnie Miangaly ont enfin donné leurs voix aux marionnettes. Christiane Ramanantsoa qui joue le rôle de la reine qui part à la recherche d’une nouvelle âme. Gad Bensalem, comédien et slameur, joue le rôle d'un investisseur et Fela Razafiarison celui d’une victime de la mode.
L'humoriste et comédienne franco-ivoirienne Claudia Tagbo est elle la narratrice. Elle met son énergie au service du projet. L'actrice apporte de la légèreté et une fantaisie bienvenue, comme lorsqu'elle fait parler la bêche loyale, mais exténuée de Ly. Son entrain communicatif sert bien les intentions du réalisateur. Le texte qu'elle prononce s'avère aussi particulièrement hilarant, comme lorsqu'elle déclare : "Le grand boss, le président Hery a réussi à inaugurer la grande route avant le sommet de la francophonie. Malgré tout le respect que je lui dois, je me permets de l'appeler par son prénom, parce que le temps que je réussisse à prononcer correctement son nom complet, la route sera déjà en très mauvais état."
On retiendra également la référence très à propos à Astérix - ici aussi un hameau de valeureux Malgaches résiste encore et toujours à l'investisseur. L'anecdote sur les zébus est quant à elle aussi truculente que signifiante. Le fait de parler aux zébus en français paraît farfelu, mais il rappelle l'histoire de la colonisation - "logique" comme dirait Claudia Tagbo.
Nantenaina Lova a proposé un documentaire malicieux, facétieux et qui permet différents niveaux de lecture. C'est une dénonciation, mais aussi et peut-être surtout un vibrant hommage aux agriculteurs et à leur résilience admirable, d'autant plus qu'ils arrivent à en rire malgré la gravité de la situation. Nous ne pouvons qu'espérer que leur parole soit entendue en haut lieu.
"On ne va pas suivre l'exemple des gens malhonnêtes d'aujourd'hui. Ici, on vit à la campagne, et c'est la solidarité qui prime encore."
Partout où il a été projeté, le film a en tout cas rencontré un beau succès - il a évidemment beaucoup intéressé la diaspora malgache - tous âges confondus -, mais pas seulement, loin de là. Comme le fait remarquer cette spectatrice au festival de documentaires à Leipzig, le film propose une manière de raconter différente, dépaysante et appréciable.
Le documentaire permet de compenser une justice absente. C'était le cas aussi de "En route vers le milliard" de Dieudo Hamadi - sur les victimes de la Guerre de Six Jours qui n'ont jamais été. Ce qui rend ce film-ci cependant si attachant et original, c'est cette présence constante et têtue de fantaisie, de rires constants et de proverbes loufoques. L'humour en devient même une arme de résistance.
L'espoir gagne, la culture gagne, et la joie gagne - malgré les crocodiles, les spéculateurs aux dents longues et les grands discours creux On retiendra aussi ces images d'enfants qui dansent joyeusement et qui réchauffent le cœur.
Le documentariste Nantenaina Lova continue à creuser son sillon. "Chez les zébus francophones" est son troisième long-métrage. En 2015 est sorti son premier long-métrage, Ady Gasy - The Malagasy Way,un hommage à la résilience des Malgaches déjà et leur faculté moult fois réitérée à donner une deuxième voire troisième vie à des objets fabriqués par des Chinois. Aza Kivy (Etoile du matin) a suivi en 2020, et dénonçait un projet d'installation d'une gigantesque exploitation minière australienne.
ZOOM
Le kabary malagasy, un héritage précieux
Le kabary est un discours déclamé devant un public. Il se compose de maximes, de proverbes, de jeux de mots et de questions rhétoriques. En général, il met en scène deux orateurs, ou mpikabary devant une assemblée.
Traditionnellement, il était réservé à des hommes d'âge mûr et d'un statut social élevé, mais il est désormais également beaucoup exécuté par des jeunes et des femmes. Il est indissociable de la culture malgache, apporte de la cohésion sociale, et affermit des valeurs importantes de la communauté.
Matthias Turcaud