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Le DEVOIR DE VIOLENCE, œuvre brillante de modernité

Seuil

Ayant survécu au procès de plagiat de l’establishment littéraire occidentale, cette œuvre fleuve, composée de quatre parties, varie dans son style, puisant dans la tradition orale ouest-africaine, les contes anciens, les récits bibliques, le théâtre et les romans du 20e siècle.

« C'est un exposé brûlant des siècles de violence qui ont eu lieu dans certaines parties de l'Afrique, avant et pendant la colonisation européenne », résume une critique du New York Times.

« Le Devoir de violence » s'ouvre comme une chronique d'un griot moderne, où Yambo Ouologuem tisse des liens entre les grands mythes africains et des récits bibliques tels que les naissances de Moïse et de Jésus. Ce mélange audacieux donne une dimension universelle et intemporelle au récit, ancrant les événements africains dans une narration connue et reconnaissable par le lecteur occidental. C’est peut-être pour cela que plusieurs critiques anglo-saxons ont, dès les années 70, recommandé une plus large diffusion de l’œuvre.

« Mon roman n'est pas traditionnel et, bien qu'il soit basé sur des faits et l'histoire, il n'est pas autobiographique. Les écrivains afro-américains ont influencé son style et il y a des références grecques et latines qui visent à renforcer sa signification sur le plan humain. Il aborde les problèmes de toutes les civilisations à des périodes spécifiques de leur développement ; ce n'est pas seulement un roman africain », déclarait Ouloguem au NYT en 1971.


Une perspective sans complaisance

Le roman ne ménage pas ses lecteurs lorsqu'il aborde la violence, y compris celle perpétrée par les Africains eux-mêmes dans le cadre de la traite des noirs. En suivant plusieurs générations des Saïf, pendant sept siècles, avec une narration brute, un ton sarcastique et une lucidité que rarement les écrivains africains de son époque ont osé poser sur le continent et sa riche Histoire. Cette approche non manichéenne est rare et précieuse, car elle permet une réflexion nuancée sur des sujets souvent abordés de manière unilatérale. Ouologuem, avec une plume acérée, plonge dans les méandres d'une Afrique douloureuse, mais vivante, racontée par les griots au fil des siècles.

Le lecteur doit faire preuve d'une immense patience pour naviguer à travers les vastes sauts historiques que présente le roman, entre l'Afrique précoloniale et l'arrivée des Européens, marquant une rupture avec le monde d'alors. Toutefois, le style soigné et le ton authentique soutiennent l'imagination du lecteur. Ouologuem, avec sa vivacité narrative, transporte ce dernier dans l'intimité des cours royales, au cœur des batailles forestières et au sein des résistances farouches.

Le Devoir de violence est avant tout une quête du juste milieu, une réflexion équilibrée sur la colonisation et ses conséquences. À travers les paroles de Saïf, Ouologuem exprime une critique lucide des effets de la colonisation et de la soi-disant « assimilation ».Ce Devoir de violence est donc constant, entre le Blanc et le Noir, l’Homme et la Femme, le Maître et l’esclave, les hommes et la terre. Et toujours avec des mots durs, parfois crus, mais souvent juste.

Ouologuem n'hésite pas à aborder des sujets tabous, notamment le sort des femmes et l'excision. Ces thèmes, rarement traités à l'époque, trouvent dans Le Devoir de violence une expression directe et sans détour. La violence contre les femmes est mise en parallèle avec les violences coloniales, soulignant la constante oppression dans les rapports de pouvoir.

Un autre aspect moderniste du roman est l'accusation, sous forme de compte-rendu d’un procès, concernant la spoliation des biens culturels africains par les Européens. L’auteur y dénonce l'hypocrisie du marché de l'art et la complicité de l'Église, un thème qui résonne encore aujourd'hui dans les débats sur la restitution des biens culturels.

« L’évêque de Saignac osa faire ce que des commerçants blancs lui conseillaient : amasser dans un acte solennel toutes les idoles des convertis. Mais on ne brûla de ces masques-idoles que les plus inexpressifs, les moins anciens »raconte l’auteur. Déjà donc, disons même très tôt, Yambo s’est révélé être un avant-gardiste pour ce qui deviendra la lutte pour la restitution de ces biens culturels aux pays d’Afrique. Une lutte encore en cours aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après la publication du roman. Et à lui d’asséner le coup de massue. « Ces mêmes masques, ces mêmes idoles, étaient, non point brûlés à ce que prétendait l’évêque de Saignac, mais trafiqués, vendus à prix d’or aux antiquaires, collectionneurs, musées, boutiques. Le bénéfice en revenait à l’Église, laquelle se disait ruinée au Nakem par l’afflux des miséreux, leur grande indigence, et la modicité des crédits de l’Église, insuffisante à satisfaire tant de besoins ».


Ouloguem le disgracié

Certains pages du roman frôlent la perfection littéraire, où la maîtrise lexico-grammaticale et l'expression pure font un alliage pour exprimer avec une grande justesse des moments remplis d’émotion, des actions couvertes de folie ou de décrire des personnages inoubliables. L’auteur, dans sa verve lyrique, se laisse parfois aller à des descriptions charnelles des plus osées ou des meurtres rarement peints avec une plume aussi ensanglantée.

Malgré tout, son œuvre a plus tard été accusée de plagiat, que plusieurs critiques préfèrent qualifier « d’emprunts », à d’autres livres ou romans de l’époque, dont « Le Dernier des Justes ». « J'ai écrit ce livre en me référant à des exemples internationaux »,admettait déjà Yambo.

Le roman ne se contente pas d'être une transcription des vérités historiques, mais explore les silences, les lâchetés, et les volte-faces de l'Histoire, offrant ainsi une profondeur unique à la narration.

ZOOM

L'avis de Mohamed Mbougar Sarr

« C'est une histoire épique de cruauté humaine qui se déroule en Afrique, comme elle aurait pu se produire, et s'est produite, dans le reste du monde »,déclarait à propos de « Devoir de violence », Mohamed Mbougar Sarr, dont le chef-d’œuvre a inspiré son roman « La Plus secrète mémoire des Hommes », plébiscité prix Goncourt en 2021 et dédié à Yambo Ouologuem.

Elisha Iragi