Documentaires / guinée

AU CIMETIÈRE DE LA PELLICULE, vibrant appel contre l'oubli

L'image d'après / JPL Productions / Lagune Productions / Le Grenier des ombres

Avant que tout ne devienne poussière

Le jeune documentariste guinéen Thierno Souleymane Diallo part à la recherche de "Mouramani", premier film jamais tourné en Afrique francophone. Se met en place une enquête aussi frustrante que passionnante, qui en dit bien long sur le cinéma guinéen d'hier, d'aujourd'hui et, peut-être, de demain.

Le diagnostic qu'établit le film fait froid dans le dos. La conservation des archives (cinématographiques) guinéennes laisse vraiment à désirer ; et c'est un euphémisme. De manière générale, hélas, le patrimoine culturel guinéen se meurt. Le titre, malheureusement, ne constitue pas une métaphore, puisque de nombreuses pellicules ont littéralement été entérées, et brûlées avec du carburant. 


Ironiquement aussi, pendant ses cinq années d'études de cinéma à l'Université des Arts de Guinée à Dubreka (ISAG), Thierno Souleymane Diallo a entendu parler de films venus des quatre coins du globe, mais pas de son propre pays. Ce n'est qu'à Niamey, alors inscrit en Master I de cinéma documentaire, que le jeune étudiant découvrira que le premier film jamais tourné en Afrique francophone n'est pas "Afrique sur Seine" de Paulin Soumanou Vieyra de 1955, comme il le croyait jusque-là, mais "Mouramani", de Mamadou Touré, cinéaste originaire, justement, de... Guinée. Ce court-métrage historique de 23 minutes retrace la création du royaume musulman de Baté par le patriarche Abdourahmane Kaba dit Mouramani, et semble totalement introuvable. Il paraît même difficile d'être totalement sûr du résumé. 

Sa quête semble d'ailleurs tellement vouée à un échec certain que Thierno Souleymane Diallo en vient même à se demander si "Mouramani" ne relèverait pas, au fond, d'un mythe. En effet, non seulement il ne trouve pas le film, mais n'arrive même pas à rencontrer quelqu'un qui l'a vu, en tout cas de manière certaine, et même parmi les cinéastes ou les gens du "milieu" en Guinée. Néanmoins, et de manière assez incroyable, sa détermination reste la même. Il semble animé par une vraie quête. Le documentaire commence d'ailleurs de manière fort solennelle, le réalisateur demandant la bénédiction d'une parente avant de commencer sa mission. 

A travers ses rencontres avec des cinéastes, anciens gérants, exploitants de salles, responsables d'archives, "Au cimetière de la pellicule" propose aussi un état des lieux du cinéma en Guinée, qui s'avère alarmant. Les fauteuils décatis et branlants ainsi que la salle complètement désaffectée de l'ancien cinéma Vox servent d'illustration parlante. Les enfants guinéens d'aujourd'hui semblent aussi souvent ne pas connaître les salles de cinéma. Le témoignage chagriné de l'ancien directeur d'une salle de trucage et de montage, qui indique qu'il s'agissait d'un laboratoire très compétitif n'ayant rien à envier à ceux de l'Europe mais aujourd'hui inutilisée, se révèle aussi éloquent. La cinémathèque nationale, qui siégeait là où se trouve actuellement le centre culturel franco-guinéen, n'est plus là non plus. Aujourd'hui, il existe très peu de salles de cinéma en Guinée, et plus aucune salle de cinéma n'est guinéenne. Le cinéma a été négligé, piétiné, abandonné, tué, et enterré.

En filigrane, le film rend attentif aux conséquences de cet abandon, avec notamment des populations entières qui se sentent sous-représentées et inexistantes au cinéma, tout un monde et toute une culture qui disparaissent littéralement des écrans. Pourtant, l'envie de laisser une trace, un témoignage, une histoire est bien là, n'en déplaise aux gouvernements qui semblent en faire ou en avoir fait abstraction.


Pour autant, et malgré son titre tragique, le film n'est pas dépourvu d'humour et d'espoir, à l'image des joyeuses séquences avec les étudiants en cinéma auxquels Diallo demande de donner le nom de plusieurs réalisateurs guinéens, puis de filmer des images imaginaires avec des caméras en bois, puis de raconter ce qu'ils "ont filmé". La petite vidéo improvisée avec des enfants témoigne aussi de cette même volonté.L'enquête chevronnée de Thierno Souleymane Diallo, qui interroge aussi bien la vendeuse de DVD pirates et de versions soussous de films hindis qu'un ancien membre du comité de censure, peut aussi servir de bel exemple pour ses cadets et les cinéastes guinéens de demain. Il marche pieds nus, monte sur un âne, et renonce au port de chaussures, pour bien montrer qu'il est à la recherche de "quelque chose". Il va jusqu'à Diankana et Kankan, et même jusqu'à Paris, avec une pancarte sur laquelle figure le titre "Mouramani", et les noms des acteurs notamment, et qui intrigue certains passants. Diallo devient un porte-parole, un porte-étendard, un porte-drapeau et un symbole grisant, rafraîchissant, porteur d'espoir. Jamais il ne s'est détourné de son objectif premier ; jamais il n'a oublié son noble dessein, et ce en dépit de tous les écueils dissuasifs rencontrés.

Malgré le manque de formations et les moyens absents, l'envie de raconter des histoires est toujours bien palpable. Et c'est là l'essentiel. Bref, en un mot comme en mille, "Au cimetière de la pellicule", justement récompensé au Fespaco, à la Berlinale et au Festival de Tarifa, s'impose comme un film exceptionnel, d'une grande originalité dans sa démarche,indispensable et bouleversant en ce qui concerne son contenu.  

Remerciements chaleureux à Romane Desdoits et Alice Martins de l'Agence Valeur Absolue. 

ZOOM

Un cinéaste est né

Après ses études à Dubréka et son Master I à Niamey, Thierno Souleymane Diallo a obtenu son Master 2 en documentaire de création à l'université Gaston Berger de Saint-Louis en 2013.

Mû par un grand devoir de mémoire, engagé et militant, il revient avec son film de fin d'études "Voyage vers l'espoir" sur le "Non" adressé par la Guinée à la France en 1958, et ses dramatiques conséquences. "Matricule 60", datant également de 2013, parle quant à lui d'un ancien tirailleur, qui a choisi à l'indépendance de travailler pour l'armée française. En 2015, "Un homme pour ma famille" retraçait le retour du réalisateur au Fouta Djalon, avec la volonté de renouer le lien avec ses oncles et sa tante suite au décès de son père. En 2018, Diallo propose "Nô Mëtî Sîfâdhe" (Difficile à raconter), qui parle de l'immigration massive de jeunes guinéens mineurs en Gironde et de leur laborieuse acclimatation et intégration.

Inspiré notamment de Cheikh Fantamady Camara, Diallo se consacre actuellement aussi à son premier long-métrage de fiction, intitulé "Un village à vendre". Son documentaire "Le Livre blanc", qui sortira prochainement, se penche, lui, sur les écrivains guinéens revenant sur les exactions et atrocités commises pendant le premier régime.

Matthias Turcaud