DJARABANE, à la recherche du singe perdu
Delcourt
Intimiste et universel
Après sa première truculente bande dessinée "Mamie Denis", Adjim Danngar revient avec "Djarabane", qu'on sent très personnelle et bien moins satirique. Une vraie réussite entre douceur, drôlerie et déchirures.
Dans cette chronique tchadienne douce-amère, on retrouve beaucoup de mélancolie, mais aussi de tendresse. Adjim Danngar rend compte d'une situation politico-économique plus que tendue, via notamment des personnages qui ont pu faire de longues et brillantes études à l'étranger - comme Mango, qui a longtemps étudié à Leningrad -, mais se retrouvent maintenant désœuvrés. De plus, au moment où commence la bande-dessinée, en 1984, le Tchad est en conflit depuis 1978 avec la Libye au sujet de la bande d'Aozou.
Autrement, on épouse le point de vue du jeune Kandji, qui rêve de subtiliser le singe d'un certain Absakine. C'est une bande dessinée qu'on sent très personnelle et aussi autobiographique, puisque Adjim Danngar a aussi grandi à Sarh, au sud du Tchad, tout comme son jeune et attachant personnage. On voit notamment comment Kandji grandit et comment naît sa vocation pour le dessin, comment il déserte également la maison familiale lors de certaines nuits au gré de ses diverses pérégrinations, alors que sa famille déménage à N'Djaména.
Il faut rendre justice au grand savoir-faire du dessinateur, qui sait bien rendre compte d'une atmosphère particulière, avec un dialogue parcimonieux mais juste, et un sens du cadrage qui n'a rien à envier au cinéma et aux meilleurs story-boards. On retrouve d'ailleurs plusieurs planches muettes - comme lors des rêveries avec le singe qui occupent des pages entières, peut-être pour montrer à quel point le petit Kandji est mystérieusement obsédé par l'animal. Danngar fait confiance à ses images, qui en disent en effet long. L'album laisse transparaître beaucoup de nostalgie, aussi.
La bande dessinée se révèle à la fois intimiste et ample, comptant pas moins de 196 pages. Au-delà de l'aspect manifestement autobiographique, "Djarabane" - qui veut dire "Que faire" en langue sara - invite cependant aussi à une réflexion plus générale : à propos de la naissance d'une vocation artistique, sur certains souvenirs d'enfance qui peuvent vous hanter de manière têtue, ainsi que sur la manière d'essayer de grandir et s'épanouir au sein d'un contexte socio-politique plus que compliqué et précaire.
Néanmoins, malgré l'amertume dominante, une certaine tristesse aussi - puisque le protagoniste vit des expériences difficiles ou traumatisantes -, l'album n'est pas exempt de drôlerie ou de cocasseries. Par exemple, lorsque Kandji reconnaît un dessin à N'Djaména sur la façade du bar "Le Procès Verbal", et qu'il veut connaître l'identité du peintre, il demande au barman "Je voulais savoir qui a fait le trompe-œil sur votre mur". Le gérant rétorque alors "Petit, à moi on trompe jamais l'œil", et puis, lorsque le jeune dessinateur insiste, le patron déclare "Petit, y a pas écrit devant la porte 'Renseignements généraux'. Ici, si tu veux qu'on cause, on achète à boire" (p. 162). Mango, également, fait rire, lorsqu'il dit "Quand tu reconnais ce qui est bon pour ton ventre, t'es un savant" (p. 45). Le contexte pesant n'empêche pas l'humour, et, même, une certaine insouciance.
Remerciements chaleureux à l'attachée de presse Caroline Longuet
ZOOM
Un dessinateur de presse devenu bédéiste
Formé à "L'Atelier Bulles de Chari" en 1999, Adjim Danngar publie ses premiers dessins dans un mensuel destiné à la jeunesse, "Rafigui", puis commence à dessiner pour le journal satirique "Le Miroir".
Danngar se spécialise dans la caricature, participe à de nombreux concours (Yaoundé, Turin, N'Djaména), et remporte celui de Turin, intitulé "Africartoon", en 2004.
Son audace dans ses dessins lui vaut plusieurs menaces et le contraint à quitter le Tchad. Grâce au soutien de Reporters sans Frontières, de la Maison des Journalistes, et du collectif "L'Afrique dessinée", Danngar obtient ensuite l'asile politique en France, où il réside depuis lors.
Après "Mamie Denis", "Djarabane" - ou "Au petit marché des amours perdues" - constitue le premier volet d'une saga dont nous avons déjà hâte de découvrir la suite !
Matthias Turcaud