Nul doute : comme Shéhérazade ou un feuilletonniste aguerri, Alaa El-Aswany maîtrise l'art de raconter des histoires. Il entremêle les intrigues et les destins avec beaucoup de savoir-faire, et s'arrête, à la fin de chaque chapitre, au moment le plus palpitant, rendant son lecteur captif. D'ailleurs, bien que très long, "L'Immeuble Yacoubian" se dévore assez facilement. El-Aswany pourrait ainsi participer à l'écriture de séries semble-t-il, tant le storytelling ne semble pas avoir de secrets pour lui, et tant il arrive aisément à construire des personnages et à imaginer des rebondissements.
Les chapitres se concluent souvent par une fin surprenante ou une chute, comme lorsque la professeure de sport découvre que les chaussures de Saliha sont teintes - faute de moyens -, ou comme lorsqu'on apprend qu'El Kwo a mystérieusement interdit les châtiments physiques, ou encore que Kamel s'aperçoit que Misty se retrouve en bas de chez lui en plein milieu de la nuit, ou que cette même Mitsy fait croire au souverain égyptien qu'elle souffre d'une maladie contagieuse très grave. El-Aswany termine un chapitre sur un moment particulièrement intéressant, avant de passer tout de suite à un autre personnage.
El-Aswany sait bien mêler la grande Histoire avec la petite, et ce qui relève du public avec ce qui relève du privé. On le voit bien avec Kamel, qui se mêle à la rébellion tout en tombant amoureux de Mitsy. L'amour et la politique se révèlent intrinsèquement liés. Parfois, l'un mène à l'autre. Parfois l'on trouve le second sur la route du premier. Parfois, le romancier brouille d'ailleurs les pistes, comme lorsque Kamel pense que le prince Chamel a fait appel à lui pour des raisons amoureuses, alors qu'il s'agit de raisons politiques.
Automobile Club d'Égypte constitue toute une fresque, ample, ambitieuse, qui en dit long sur l'Égypte et son histoire. Le changement de vie de la famille Haman, venue d'Haute-Égypte jusqu'au Caire, s'avère révélateur. Le patriarche Abdelaziz Haman doit accepter de changer de statut et se résigner à travailler comme aide-magasinier à l'Automobile Club, en dépit de sa classe sociale originaire. En filigrane, le roman évoque aussi la trajectoire de tous ceux qui, à l'image d'Abdelaziz Hama, ont quitté la Haute-Égypte pour s'installer au Caire. C'est le cas de tous ceux qui travaillent à l'Automobile Club et qui se sentent redevables au redoutable El-Kwo.
El-Aswany prend le pouls de la société cairote à un moment charnière, à un moment de prise de conscience, où un esprit de révolte commence lentement mais sûrement à germer. On commence à ne plus supporter le racisme et la suffisance de l'envahisseur anglais, représenté ici par l'infect Mr. Wright, le directeur de l'Automobile Club. Cet esprit de révolte naissant se traduit notamment par ses propos de Kamel, qu'il adresse à sa soeur Saliha : "L'Égypte est un pays merveilleux, Saliha, mais elle n'a pas pu saisir sa chance. L'occupation est une honte pour nous tous. Il faut que nous chassions les Anglais et que nous construisions un État démocratique moderne et fort." Le roman dit beaucoup d'une société profondément viciée et corrompue, où l'ascenseur social est plus que défectueux.
On peut sinon aussi le lire comme un plaidoyer contre la maltraitance des femmes, celle de Saliha par exemple - que son frère Saïd veut pousser dans les bras du pourtant peu recommandable Abdelberr, à des fins égoïstes -, ou de Mitsy - que son père, Mr. Wright, veut pousser dans le lit du souverain égyptien, à des fins tout aussi mesquines et peu avouables.
L'écriture du romancier, de même, s'avère inspirée, et gourmande, tantôt descriptive, narrative, réflexive. En virtuose, El-Aswany jongle entre les dialogues, les actions, les pauses explicatives, les descriptions psychologiques ou physiologiques, les changements de point de vue et de narrateur rendus visibles par des changements de police...
ZOOM
Un lieu, objet de toutes les attentions
Le fait que l'Automobile Club, qui a d'ailleurs réellement existé, acquiert l'importance d'un personnage à part entière et constitue le titre même du livre, lui octroie évidemment une originalité supplémentaire.
Ici l'Automobile Club correspond à un microcosme qui représente la société cairote et, plus largement, égyptienne dans sa globalité. Il représente aussi un lieu très important dans le récit, dans lequel tous les personnages ou presque se croisent ou s'affrontent, et dans lequel se déroulent des actions décisives du récit - comme l'humiliation et la mort d'Abdelaziz Aman, la rencontre de Kamel et de Mitsy, ou encore le début de la révolte.
Matthias Turcaud