L'EQUATION AFRICAINE ou une autre Afrique
Julliard
Un problème mathématique bien complexe à résoudre
Dans un style supérieur à la fois poétique et éloquent, Yasmina Khadra nous plonge au coeur d'une autre Afrique, une Afrique qu'on se plaît à taire, celle qu'on ne peut raconter sans bégayer et dont on ne voudrait pas parler...
La force du roman se trouve sans doute dans sa langue. Une langue dont les mots justes et précis permettent une randonnée au coeur des émotions les plus vives qui se succèderont dans l'âme du lecteur. Ce dernier se verra submergé successivemment par la tristesse, la colère, le regret, le mépris, la pitié, le rire, la joie ou encore la dévotion en suivant le périple de Kurt Krausman, personnage principal. Kurt se voit arraché de sa tranquille Allemagne pour un Soudan en guerre où il s'est fait conduire de force. C'est comme si Yasmina Khadra voulait, en même temps qu'il fait voyager son personnage, faire voyager les lecteurs dans un méandre d'émotions afin qu'ils cernent au mieux la complexité de cette Afrique qu'il compte explorer.
Mais de quelle Afrique Yasmina Khadra nous parle-t-il en fin de compte ? Toute la complexité de l'Afrique de Yasmina Khadra s'incarne dans le personnage de Bruno, français rêvant de devenir ethnologue et que le sort a jeté dès ses 19 ans déjà dans une aventure déplaisante aux confins des déserts africains. Bruno ne veut plus jamais retourner "chez lui", à Bordeaux. Il se sent désormais africain à part entière. Il maîtrise le code et le discours africain. La coutume ne lui est pas étrangère, et les mythes et légendes de ce continent, qu'il considère d'ailleurs comme un pays, ont complètement transformé sa manière de penser. Bruno connaît l'Afrique. Il la connaît d'ailleurs mieux que certains Africains, car au-delà des terres et du paysage sauvage il voit dans l'Afrique une certaine philosophie de la rédemption. Il se fait d'ailleurs surnommer "Bruno l'Africain" !
Ce point de départ constitue pour Yasmina Khadra l'occasion de nous interroger. Que cela signifie-t-il, au fond, que d'être "africain" ? Suffit-il d'avoir la peau noire pour être africain même quand on initie la désolation dans son continent à l'image du chef pirate Gerima ? Voilà un des facteurs de l'équation complexe que Khadra nous invite à résoudre. L'Afrique de rejet et
d'exclusion où le régionalisme épouse le tribalisme, où les autochtones refusent l'hospitalité aux étrangers, et où les frontières ne sont plus terrestres mais ethniques. C'est cette Afrique que le personnage de Bruno incarne. En partie du moins ! Car tout son vécu lugubre et difficile est accueilli à bras ouverts par une vaillante résiliance, une solide détermination.
Malgré les peines et les injustices que rencontre Bruno, il transporte en lui la joie d'un bonheur futur qui n'est pas arrivé, mais auquel il croit dur comme fer. Ce refus de renoncer à la moindre minute nourrit ainsi ses moments de peine d'une énergie suffisante à l'action. Cette énergie constitue le deuxième facteur de cette équation complexe de Yasmina Khadra. L'énergie de Bruno est le symbole d'une Afrique qui doit être nourrie, au-delà des moments sombres qu'elle traverse, de la substance qui la conduira à sa dynamique de changement plutôt qu'au suicide d'une Jessica anxieuse. A côté de Kurt, Bruno semble être un type d'individu étrange, cependant il est la réponse à ses frustrations. La solution à l'équation de Kurt sont les deux seuls facteurs inconnus que l'on retrouve chez Bruno ׃ le vivre-ensemble et la détermination dans l'épreuve, à l'image du jeune homme au chariot.
Dans une flopée d'images, à travers un déferlement d'émotions et dans un voyage d'un Kurt Krausman abattu par la vie, Yasmina Khadra nous fait changer l'angle de regard. Il amène l'Africain à reconsidérer le problème en l'Africain lui-même en se questionnant sur le vivre-ensemble et la détermination d'agir : deux facteurs à travailler pour atteindre le développement et résoudre l'équation du mal en Afrique, mal symbolisé dans le roman par un groupe de pirates.
ZOOM
Identité plurielle
Officier de l'armée algérienne, Mohammed Moulessehoul a décidé de porter le nom de safemme pour ses œuvres afin d'échapper à la censure.
En effet, la fonction qu'il occupait ne lui permettait pas d'avoir une carrière d'écrivain : double identité en ces moments-là.
S'étant fait enrôlé dans l'armée pour servir et pour conquérir le cœur d'une femme dont il était amoureux, Mohamed Moulessehoul prouve, au travers de sa vie, que l'identité est une construction. Désormais écrivain, Mohamed Moulessehoul devenu Yasmina Khadra se donne pour tâche d'écrire la société, sa société à lui et celle de tout son peuple : l'Algérie et plus largement l'Afrique.
L'Équation Africaine résonne comme un cri de plus dans cette quête d'identité qui est celle de Mohamed Moulessehoul.
Israël Nzila Mfumu