Aux États-Unis d’Afrique de Waberi est un pamphlet malicieux, qui tend un miroir déformé à notre monde marqué par une claire hégémonie occidentale.
Ici, le talentueux romancier djiboutien imagine que l’Afrique a réussi à imposer une hégémonie – économique, politique, culturelle et religieuse – sur le reste du monde. Ce seraient les pays occidentaux, ou « caucasiens » comme le dit le livre, qui seraient divisés, clivés, ravagés par une misère ambiante et perpétuelle, sans perspective et sans avenir que de migrer vers les éminentes puissances unies du continent africain.
Cet extrait, qui évoque Claude Nougaro, illustre bien cette situation trouble : " 'Armstrong, je ne suis pas noir / Je suis blanc de peau / Quand on veut chanter l'espoir / Quel manque de pot' (...) Ça, c'est bien du Claude Nougaro, n'est-ce pas ? L'écoutes-tu toujours au fond de ton atelier, ma petite Maya ? Nougaro, la notice sur la pochette du disque l'indique clairement, est un chansonnier caucasien de race occitane qui célébrait nos plus grands musiciens, comme le montre cette complainte retrouvée dans un gourbi de Toulouse ravagé depuis par la guerre ethnique opposant le Mouvement patriotique pour la libération de l'Occitanie (MPLO) aux troupes républicaines de Paris. Troupes qui avaient perdu l'Alsace, la Lorraine, la Vendée, la Bretagne, la Savoie et la Provence. Ah, toutes ces bouches que nous devons nourrir par beau temps ou par khamsin. Les écoliers organiseront cette année encore l'opération 'Un bol de mil à la sauce gombo' se désolerait Maman au fond de son lit."
Dans ce livre-concept doublé d’un féroce plaidoyer contre l’état du monde, de nombreuses références occidentales bien connues se trouvent joyeusement déboulonnées et détournées.
Les Mc Diop se substituent aux Mc Dos, les cafés Sarr Mbock aux cafés Starbuck. On ne dit pas Mathusalem, mais Mathusouleyman. L’Origine du Monde est un célèbre tableau sulfureux que l’on ne doit plus, ici, à Gustave Courbet, l’acronyme MAAMM équivaut à une institution artistique très réputée, à savoir le Musée d’Art Africain de Maputo au Mozambique, on boit du Néguscafé et on mange au Tanganyika Steak House. Les magazines féminins mettent en valeur les beautés noires, comme l’indiquent leurs noms : « Ebony », « Moi, Noire », « BB (Black Beauties) » ou « BBB (Berber & Black Beauties). Le médecin érythréen Docteur Papa adopte une enfant normande démunie qu’il surnomme Maya et qui se révèle douée en peinture. Ce sont "les Mwangi, les Sisulu, les Seck, les Belinga et autres Ratsimonina qui pressèrent le jus de l'Europe et de l'Amérique du Nord dès 1596".
Jusqu'à 10'44, un autre avis plus mitigé mais très pertinent sur le livre de Waberi
Statut de grande puissance oblige, les nations africains telles que les dépeint Waberi ont oppressé les autres pour se développer davantage et pour assouvir, au moins un peu, leur inextinguible soif de conquêtes...
On trouve d'autres héros, d'autres icônes, d'autres mythes fondateurs : "Nelson Mandela, Hailé Sélassié, Zumbi, Julius Nyerere, Sarrouina, Ousmane dan Fodio ou le géant Muhammad Ali ". Ce sont les intellectuels africains qui sont mis en valeur - comme le mathématicien Adel Aïchtine ou le critique d'art Okwui Enwezor - et c'est la norme dans ce monde-là. L’école élémentaire fréquentée par Maya s’appelle Ahmadou-Kourouma. On se rend compte, à cette occasion, à quel point de simples noms changent la manière de considérer le monde.
Avec malice, et grâce à cette « autre » réalité qu’il prend le temps de déployer, Waberi nous montre que l’hégémonie occidentale, telle que nous la rencontrons tous les jours, ne va pas de soi, et qu’un autre monde aurait pu être possible. Cette parabole politique – si l’on peut l'appeler ainsi – nous rend aussi attentif aux conséquences mentales graves pour une culture qu’on reléguerait toujours à la périphérie. Le livre invite à la réflexion et à l'humilité. Il rebat les cartes en relevant de la science-fiction et de l'uchronie, mais on se dit au cours de la lecture que cette réalité aurait pu être possible, qu'elle n'est - au fond - pas si "suréelle" que cela.
L'écrivain avait surtout été choqué, semble-t-il, par une phrase de De Gaulle affirmant que Djibouti serait un "confetti de l'empire" - cette phrase serait restée, têtue, dans la tête de Waberi, et peut avoir généré cette uchronie radicale et forte.
Le style de Waberi convainc quant à lui par son inventivité, son humour, son exigence et son originalité. Il se révèle aussi riche en facettes différentes : tantôt malicieuse, tantôt grave, toujours bien ciselée en tout cas, et dépourvue d'artifices inutiles. On trouve aussi des élans lyriques cependant, comme en atteste cette lettre d’un « candidat à l’exil lettré » rapportée au chapitre 20 de la première partie :
« Nous nuitamment
Si la mer se changeait en encre, elle n’épuiserait pas tous nos rêves, nos bégaiements, nos ressassements, nos pages à lire-écrire, nos livres de vent à venir, dans la même seconde, la même fièvre, le même souffle.Tous les désirs de nos sangs, tout le vouloir-vivre de nos entrailles, toute la passion clandestine de nos dires. Nos dires sourdant de la nuit profonde, une nuit noire mais noire d’un noir-bleu sans fond sans rime ni raison. Nuit violant tous les matins du monde, tous les matins de la vie, de la vôtre comme de la nôtre. Nuit peu différente du soleil écorcheur, du soleil décolleur de rétine, lanceur de flammes noirâtres, charroyeur de braises, de brandons nourris à l’oxygène pur, de brasiers vigoureux, de cyclones d’acétylène suivi de torrents de cendre pendant des jours et des nuits emmêlés.
Nuit donc et que dire des cieux éclairés a giorno pour l’éternité ? Que dire donc de nos dérades, nos dérives, nos divagations et nos déraisons ? Maelströms de zéphyrs, d’alizés corrupteurs de laves conduites à la mer Baltique et jusqu’à cette fichue Méditerranée qui nous sépare de vous et de cette Afrique repue, grasse, rotant d’aise et d’ennui. Ah, la grande Afrique de la digestion sera bientôt pour nos dents et nos griffes ! Miam ! Miam ! Et nous, agglutinés sur les falaises, les grottes, les crêtes, les dunes, les rocs, les ressacs de l’autre rive. »
L'intrigue - celle de Maya revenant dans sa France natale qu'elle ne connaît pas et décidée à retrouver sa mère première - s'avère ténue et presque confinée à l'arrière-plan : cela peut constituer un bémol légitime. L'appartenance au "roman" ne semble pas d'ailleurs tenir de l'évidence, tant le livre de Waberi semble emprunter davantage au conte philosophique, à la fable éducative ou même, au poème en prose militant.
Néanmoins, ce miroir inversé savamment appliqué et cette idée d'une autre Afrique restent passionnants - ainsi que très plaisants à découvrir -, et valent résolument le détour. Il donne en tout cas bien matière à penser !
ZOOM
Waberi, un écrivain atypique et important
Brillant intellectuel et homme de lettres aussi prolifique qu'original, Abdourahman Waberi s'est éloigné de sa terre djiboutienne natale pour un "exil provisoirement définitif", comme il se plaît à le définir lui-même. Il porte un regard très critique sur Djibouti ; ses dénonciations virulentes et son appel à boycotter en 2006 le président sortant Ismaël Omar Guelleh, unique candidat aux élections présidentielles d'alors, ont abattu sur lui les foudres de la presse gouvernementale de Djibouti. Lécrivain garde cependant aussi une grande nostalgie de son pays d'origine.
On lui doit une oeuvre importante, diversifiée et très reconnue, comprenant des romans comme sa trilogie "Tentative de définition de Djibouti", "Transit" ou "Passage des larmes", mais aussi d'autres écrits, relevant par exemple de l'autobiographie - à l'image de "Pourquoi tu danses quand tu marches ?". Il milite pour le concept de "Littérature-monde", et vit aujourd'hui entre la France et les Etats-Unis.
Matthias Turcaud