NADINE ALTOUNJI, célébrer ses racines et chanter pour les femmes
Abolir les oeillères
Nadine Altounji, d'origine syrienne et vivant à Montréal reprend pour son titre "Bint El Balad", un thème fréquent du cinéma égyptien, et fait appel aux chanteuses d'origine égyptienne Nadia Bashalani et Dana El Masri.
Ce morceau émouvant et inspiré fait partie du premier volume de cinq chansons d'un album dont elle nous dit plus. Gros plan sur une artiste qui ne manque ni de convictions ni de talent.
Comment "Bint El Balad" a-t-il vu le jour ?
Nadine Altounji : Au début, ce n'était que deux lignes mélodiques composées sur le oud que je répétais en boucle. Par la suite, je commençais à entendre un arrangement autour, et Mark et moi avons expérimenté avec différents arrangements. Par la suite, je voulais collaborer avec deux de mes amies qui, comme moi, ont des racines libanaises, syriennes et/ou égyptiennes. Je me suis retrouvée avec elles, et nous avons discuté du concept de la femme arabe vivant loin de son pays d'origine. Nous avons partagé entre nous plusieurs histoires familiales. Nous avons parlé de nos ancêtres, de notre héritage et du besoin ressenti par nous trois de vouloir se reconnecter à nos racines. De cette idée est né Bint el Balad (La fille du pays). Qui est-elle dans notre société moderne, née si loin du pays d'origine et de celui de ses parents ?
Votre morceau renvoie à un film égyptien du même nom. Pourquoi avoir choisi de vous y référer ?
Nadine Altounji : En fait, j'ai participé à un symposium de musique arabe au Massachusetts en tant que chanteuse et joueuse de oud. Cette expérience m'a permis de reconnecter avec mes racines culturelles et d'assister à des cours et des conférences. Une des conférences portait sur le rôle de la Bint el balad dans les films égyptiens, et son évolution à travers les années.
Par la suite, je suis tombée sur un article de Carolina Bracco que j'ai trouvé très intéressant, et qui parlait de la création de la femme fatale dans le cinéma égyptien. Cet article suit l'évolution du concept de Bint el balad qu'on retrouve souvent dans le cinéma égyptien, celui de la fille innocente qui quitte la campagne et arrive à la ville, où elle devient danseuse et finit dans le péché.
Suite au changement du régime en Egypte, la mainmise de l'Etat sur l'industrie du cinéma a augmenté le contrôle du mode de représentation des femmes dans les films. Nous voulions re-imaginerBint el Balad à travers le regard bienveillant de ses sœurs et de ses filles dans un monde nouveau. Voici l'article pour ceux qui voudraient le lire : https://read.dukeupress.edu/jmews/article-abstract/15/3/307/140649/The-Creation-of-the-Femme-Fatale-in-Egyptian
Quelles chanteurs (ses), musicien (nes) égyptien (nes) vous inspirent-elles/ils notamment ?
Nadine Altounji : Je dirais que j'ai encore beaucoup de chanteurs (ses) et musicien (nes) du monde arabe à découvrir. Mes parents sont syriens et ma grand-mère libanaise, mais je suis née à Montréal. J'ai été exposée à beaucoup de styles de musique à un très jeune âge, mais je dirais que c'est durant les quatre dernières années que j'ai vraiment pris le temps de m'asseoir et d'écouter réellement les grands artistes du monde arabe comme Oum Kalthoum, Nagat El Sagheera, Abdel Halim Hafez (Egypte), Asmahan (Syrie), Fairuz (Liban), Farid El Atrash (Egypte-Syrie), Simon Shaheen (Palestine), Nasseer Shama (Irak), Ryad Al Sunbati (Egypte), Munir Bashir (Irak) etc..
Mais j'aime aussi beaucoup les chanteuses et musiciennes actuelles qui fusionnent les styles de musique en gardant des éléments de musique arabe, comme Hindi Zahra (Maroc), Souad Massi (Algérie), Yasmine Hamdan (Liban), Alsarah & the Nubatones (Soudan), Dhafer Youssef (Tunisie), etc..
Nadine Altounji jouant de l'oud
Comment avez-vous travaillé avec Mark Alan Haynes - qui a collaboré déjà avec Janet Jackson, Gladys Knight, et le groupe de gospel The Sounds of Blackness ?
Nadine Altounji : Je connais Mark depuis plus de 10 ans maintenant. Je l'ai rencontré lorsque nous faisions partie du Kalmunity, le plus grand et le plus ancien collectif d'improvisation au Canada. Il a travaillé sur mon premier EP, intitulé I Still, sous mon nom d'artiste NJA.
J'aime beaucoup sa sensibilité musicale, ses arrangements, sa grande expérience et son ouverture d'esprit. J'aime le fait que ce qu'on produit ne soit pas "typique". On expérimente et fusionne plusieurs styles de musique sur l'album.
Pourriez-vous nous parler de votre rencontre artistique avec Nadia Bashalani et Dana El Masri, comment a-t-elle pris forme ?
Je connais Nadia depuis longtemps. Je me rappelle avoir assisté à ses premiers spectacles lorsqu'elle chantait avec son groupe Nadia & The Tchotchkes. J'adore sa voix remplie d'émotions et son style de compositions. Nous avions déjà collaboré sur mon premier EP I Still sur la chanson Reason. Nous travaillons très bien ensemble donc je l'ai invitée à partager son histoire et sa voix sur Bint el Balad.
Dana El Masri est une artiste aux talents multiples, je l'ai rencontrée à Montréal. Elle voulait se remettre à chanter. Nous avions déjà collaboré au fils des années sur d'autres titres. Sa voix mélancolique et nostalgique me touche beaucoup. Je voulais absolument collaborer avec elle sur quelques chansons pour The Stories that Tie Us to Trees. Je voulais des chansons en arabe sur l'album mais je ne me sentais pas à 100% à l'aise de chanter en arabe moi-même. J'ai donc invité Dana à collaborer sur deux chansons sur l'album : Bint el Balad et 3alabali qui sortira dans les prochains mois.
Nadine Altounji a collaboré pour son prochain album avec Dana El Masri et Nadia Bashalani.
De quelle manière Victorine Sentilhes vous a-t-elle dirigé ? Avez-vous gardé un oeil attentif sur son montage ?
Nadine Altounji : Victorine est une perle. Elle a une vaste expérience avec plusieurs artistes sur la scène montréalaise mais aussi internationale. Elle a une capacité de trouver de la beauté dans tout ce qu'elle filme. Je lui ai confiée la réalisation des cinq vidéos qui feront tous partis de l'album audiovisuel The Stories that Tie Us to Trees Vol.1.
Ce que j'aime chez elle, c'est son ouverture d'esprit, sa curiosité et la manière dont elle aime explorer et essayer différentes approches. J'aime comment elle est capable de fusionner les images avec la musique pour raconter une histoire. On a pris le temps de discuter chaque concept pour chacune des chansons. Elle a beaucoup d'idées, et elle est toujours prête à essayer ce qu'on lui propose.
Pour Bint el Balad, elle nous a laissés à notre aise durant notre moment intime. Elle avait une grande écoute et s'est assurée que nous étions confortables avec toutes les scènes. Nous avions amené des rituels et traditions, la danse, le henné, les desserts, les habits traditionnelles et plus modernes. Nous avons discuté des détails tous ensemble, Dana, Nadia, la styliste Layan Buftain, Victorine et moi avons partagé notre vision. Elle nous a écoutés et lorsqu'elle nous a filmés, elle a été capable de capturer des moments naturels où nous étions nous-même heureuse et entrain de célébrer tout ce qu'on aimait de notre culture. Elle nous a fait part de chacun de ces montages et voulait notre opinion durant le processus. On est tous très heureuses du résultat.
Quel message avez-vous choisi de faire passer à travers ce morceau ?
Nadine Altounji : Cette chanson est une célébration des femmes, non pas en tant qu'objets des regards de convoitise des hommes, mais comme des personnes méritant toute considération.
Nous voulions célébrer nos racines et reconnaître nos parcours en tant qu'individus, transformés par diverses cultures, briser les stéréotypes et les relier avec force. Nous voulions parler à ceux qui appartiennent à plusieurs cultures à la fois, les personnes vivant dans la diaspora, immigrés, un rappel de continuer et de ne jamais oublier d'où vous venez.
A titre personnel, pourquoi avez-vous décidé de devenir chanteuse ?
Nadine Altounji : En fait, j'ai décidé d'être musicienne à un très jeune âge, j'ai toujours aimé la musique, les vibrations et les rythmes. J'ai eu la chance d'accompagner des chanteurs(ses) incroyables. J'ai tellement appris durant toutes ces années auprès d'eux mais aussi en chantant avec Imani Gospel Singers. J'aime la musique qui touche les gens et qui ne nous laisse pas indifférent. Je chante sur quelques chansons sur cet album. Pour moi, c'est une sorte de thérapie mais aussi une façon de communiquer ce que je ressens avec les gens.
Comment est née votre chanson "Marcha de Flores", composée à l'occasion de la Journée Internationale des droits des Femmes, qui fait également partie de votre album, et dont le clip contient également des images tournées au Tchad ?
Nadine Altounji : J'ai fait des recherches musicales en Equateur et au Pérou. C'était à Cusco que j'ai rencontré Marcia Castro Gamarra. Nous avons collaboré ensemble sur ce titre. Je récite son poème dans ce titre. Elle s'est inspirée des manifestations contre les violences faites aux femmes qui se passaient en Amérique latine, spécialement au Pérou, au moment de notre rencontre. Nous avons décidé de donner les sommes reçues sur mon bandcamp pour cette chanson à l'organisation à but non lucratif MANTAY.
Vous aviez collaboré avec la poétesse et danseuse péruvienne Marcia Castro Gamarra. Pourriez-vous nous en parler ?
Nadine Altounji : Sur l'album, il y aura trois de ces textes que j'ai adaptés en chansons ou, dans le cas de Marcha de Flores, en poème. Nous avons parlé de plusieurs sujets dont nos racines et l'importance de connaître histoire cachée du pays dans lequel nous vivons. Je me rappelle d'une conversation où elle me disait qu'afin que le racisme disparaisse c'était notre responsabilité de faire des recherches sur notre passé.
La prochaine video Escarba en mi Alma signifie Creuse dans mon Âme. Les paroles manifestent l' aspiration profonde des individus à mettre en valeur leur patrimoine culturel, le sentiment d'appartenance et les racines souvent déterrées et dispersées par les conquêtes, le colonialisme et les assauts du temps. La vidéo où l'on voit danser Marcia a été filmée au Pérou à Cusco par le talentueux cinéaste péruvien Johan Castro que j ai aussi rencontré durant mon voyage. J'ai très hâte de la partager avec vous.
Pour plus d'informations, n'hésitez pas à vous rendre sur le site web de Nadine Altounji !
ZOOM
L'album "The Stories that tie us to trees"
Le morceau "Bint El Balad" fait partie de votre futur album, "The Stories that tie us to trees". Pourriez-vous nous éclairer sur le choix de ce nom ?
Nadine Altounji : Je faisais des recherches sur les origines du oud, et je suis tombée sur un article qui faisait référence à la dimension mythique de l'instrument qu'on retrouve dans la bible. Deux récits orientaux du IXe siècle témoignent de son invention par Lamech, descendant direct de Caïn et père de Noé. À la mort d'un de ses fils, endeuillé, Lamech suspendit sa dépouille dans un arbre, et la forme du squelette inspira celle du 'ūd.
Au XIe siècle, le poète et théologien Ibn Hazm défendait le principe que le oud avait des bienfaits thérapeutiques. « Le 'ūd revigore le corps. Il restaure l'équilibre du tempérament. Il calme et ravive les cœurs à la façon d'un remède.»
Cette légende m'a inspiré le titre de mon album "Les histoires qui nous rattachent aux arbres". Les arbres communiquent par un réseau sous-terrain.
Comme les humains nous sommes tous connectés par nos expériences, nos histoires, nos souffrances etc. Les thèmes de mon album touche des sujets qui nous connectent tous comme le colonialisme, le racisme, la guerre, notre identité culturelle, la violence contre les femmes etc...
Matthias Turcaud