Comment l’idée de ce projet a-t-elle pris forme ?
Giulietta Passera: Uhuru Republic est né en 2016 quand le collectif de documentaristes Uovoquadrato nous ont invités, FiloQ et moi-même, pour venir en Tanzanie. Nous devions y réaliser une performance multidisciplinaire pour une marque privée. Pendant ce séjour, nous sommes tombés amoureux de la culture, de la musique, de l’art et des paysages tanzaniens. Nous cherchions des occasions pour y retourner, et collaborer avec des musiciens et artistes locaux.
Après deux ans de mails, d’appels et de tableaux Excel, nous avons pu revenir en Tanzanie grâce à l’aide précieuse de l’ambassade italienne à Dar-Es-Salaam. Nous avons presque passé un mois au Nafasi Art Space à Dar-Es-Salaam et à l’Académie Musicale de Zanzibar. Nous avons écrit plus de quinze chansons avec de nombreux musiciens locaux talentueux, durant de longues séances d’écriture et de compositions collectives.
En 2019, nous avons décidé d’impliquer également les arts visuels, et avons ainsi invité Nicola Alessandrini, Lisa Gelli et Filippo Basile.
Que pensez-vous du Nafasi Art Space ?
Giulietta Passera: Il s’agit d’un centre de résidence, de production, et de prestations, ouvert sur la ville et accueillant des artistes du monde entier. C’est un endroit de rencontres, de création et de réflexion sur la pratique des artistes dans les domaines de la musique, de la danse, des arts visuels, de l’artisanat, de la performance et de la pensée. Cet espace n’a pas d’équivalent en Tanzanie, et peut-être même dans tout le continent africain. Nous avons été très chanceux de pouvoir y développer notre premier album et d’y créer notre univers graphique.
Qu’aimez-vous dans le gogo et le taarab, deux genres de musique traditionnelle tanzaniens ?
Giulietta Passera: Même si ces deux genres sont nés dans des régions géographiquement proches, ils s’avèrent très différents, et représentent deux cultures très distinctes et bien définies : c’est ce que nous aimons le plus. Chacun de ces genres dispose de ses propres instruments traditionnels : pour le gogo le tze tze, l’irimiba et les percussions ; pour le taarab la viole, les violons et le qanun. Alliés à des sons électroniques percutants, ces instruments traditionnels constituent la base du son de la République d’Uhuru.
Nous avons collaboré avec le légendaire musicien gogo Msafiri Zawose, porte-parole de la tradition musicale de Bagamoyo. Lorsqu’il saute sur la scène, il ressemble à un magicien qui enchante le public et même-nous qui sommes sur scène avec lui. En parallèle, nous avons travaillé avec cinq musiciens Taarab extrêmement talentueux de l’Académie Musicale de Zanzibar. Ils étaient très convaincants et puissants sur scène comme en studio.
Comment avez-vous rencontré Msafiri Zawose ?
Giulietta Passera: Msafiri Zawose est un très grand professionnel, et il dispose d’un magnifique studio à Bagamoyo. Mark Dieler, un ami commun qui organisait des jam sessions échevelées à Zanzibar, a permis la rencontre, et nous avons commencé notre collaboration. Nous avons envoyé des rythmes à Msafiri et il les a beaucoup aimés. Une semaine plus tard, il nous a envoyés par mail de formidables enregistrements composés de tze tze, d’irimba, de percussions et de voix, qui font maintenant partie de certains de nos morceaux les plus réussis.
Comment avez-vous concrètement travaillé avec les musiciens tanzaniens que vous avez rencontrés ? Avez-vous beaucoup improvisé ?
Giulietta Passera: Avec quelques-uns, dont Msafiri Zawose, Ambasa Mandela ou Makadem, nous avons beaucoup travaillé à distance au début, avant de consolider nos compositions « en live » en Tanzanie, au Kenya ou en Italie, lorsque nous avions la chance de nous voir en vrai.
Avec les autres musiciens, tels que Marleen Xplastaz, Heri Muziki, Dbass, Kauzeni Lyamba, Mahsin Basalama, Lukoa Nemes, Felician Mussa, Tryphon Evarist, Nima Ame Kombo, et Pili Ameir Mustafa, nous avons mis au point une méthode de travail très efficace. A chaque fois que nous nous rendions en Tanzanie, nous passions au moins cinq jours de sessions collectives d’écriture et de composition. Nous apportions quelques « beats » électroniques, et nous avons développé ensemble les morceaux à partir de ces canevas, avant de les jouer lors de petites tournées de concerts.
L’improvisation fait toujours partie de nos performances « en live » et de nos sessions de compositions. On peut même dire qu’il s’agit d’une des lois fondamentales de la République d’Uhuru, qui préconise la liberté d’expression, sans frein.
Pourquoi avoir choisi le nom « Uhuru » ?
Giulietta Passera: « Uhuru » veut dire « liberté » en swahili, et on utilise aussi ce mot pour parler du sommet du mont Kilimandjaro. Nous avons choisi ce mot pour inviter à l’inclusion et à l’échange, pour symboliser l’esprit de notre musique, et toutes les formes d’art représentées.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre morceau « Slomo », pour lequel Marleen Xplastaz a contribué ?
Giulietta Passera: "Slomo" a été le premier morceau distribué par le label italien La Tempesta. Il a été écrit durant notre première session collective au Nafasi Art Space en octobre 2018. La beauté incroyable et contradictoire de l’énorme mégalopole de Dar-Es-Salaam nous entourait, tandis que nous nous trouvions dans ce bunker reconverti en lieu de répétitions. Nous avons commencé par écrire sur de gros bouts de papier, ensemble avec Marleen Xplastaz et Heri Muziki, à propos de notre connexion au paysage et à cet héritage que nous sentions autour de nous.
Comment décririez-vous la scène musicale actuelle à Dar-Es-Salaam ?
Giulietta Passera: Elle regorge de qualité, on pourrait dire tellement de choses à propos de la musique à Dar-Es-Salaam aujourd’hui. De notre point de vue, on peut le décrire comme un kaléidoscope de genres allant de la musique en swahili à la musique gogo, de l’afrofuturisme au Bongoflava, en passant par l’étonnant Sigeli, un genre musical électronique de la jeunesse, qui sert à la contestation politique et à l’innovation.
Selon nos camarades kenyans Makadem et Blinky Bill – avec laquelle nous avons eu le luxe d’en parler lors de toute soirée sous la pluie à Lamu -, la scène musicale tanzanienne deviendrait plus convaincante que celle du Kenya. Selon eux, les musiciens tanzaniens ont pu construire une identité solide dans les genres populaires, et ont pu, en conséquence, faire émerger des musiciens « mainstream » très importants comme Diamond. D’un autre côté, la scène musicale kenyane se révèle très enthousiasmante, mais trop désorganisée pour pouvoir rencontrer de grands succès populaires. D’après leur point de vue, la scène musicale kenyane serait trop fragmentée à cause des subdivisions tribales et culturelles, une épée à double-tranchant – même si, pour nous, cela représente une richesse d’une valeur inestimable !
Quels messages vouliez-vous faire passer avec cet album ?
Giulietta Passera: « Uhuru Republic » est un appel à la compréhension mutuelle de la culturelle de l’autre et de son héritage artistique. Nous voulons inciter à la curiosité, aux mélanges, aux ponts, et aux passerelles.
ZOOM
"Specie Migranti"
Que pouvez-vous nous dire à propos de "Specie Migranti" ?
Giulietta Passera : « Specie Migranti » est un projet mural développé par Nic + Lisa, qui vient d’une pensée simple, celle que « la migration comme mode de vie est un droit naturel ». Les animaux le font chaque année, ils partent pour chercher des endroits où ils peuvent mieux vivre. S’ils restaient dans le froid en hiver, ils mourraient, et les espèces disparaîtraient progressivement. La migration est une chose naturelle, automatique, innée, allant de soi. Il devrait s’agir d’un droit universel pour toutes les espèces vivantes ; pourquoi l’interdire aux hommes ?
Pour donner de la force à ce message, Nicola Alessandrini et Lisa Gelli ont développé ce projet, en étudiant les animaux et les humains qui migrent, et en associant des éléments associés aux uns et aux autres.
« Specie Migranti » a été le début de la collaboration entre Uhuru Republic et Nic + Lisa. Il a inspiré notre imagerie graphique, que nous avons ensuite peaufinée avec les artistes visuels tanzaniens Safina Kimbokota, Dismas Leonard, Ahmed « Medy » Maubaka, Walter Simbo, Liberatha Alibalio et le Nafasi Art Space.
Matthias Turcaud