FATOU DIOME "Tout cela se passe de la couleur de peau, de la couleur des yeux, de la carte d'identité"
Albin Michel
Interview exclusive de l’écrivaine franco-sénégalaise à l'occasion de la sortie de son dernier livre "De quoi aimer vivre"
La rencontre entre notre journaliste Thomas Gaschignard et l’écrivaine franco-sénégalaise Fatou Diome a eu lieu à Paris le 7 avril 2021 au siège d'Albin Michel.
Fatou Diome fait résonner ici les djoundjoungs, tambours du Sénégal, ainsi que les réflexions sur le genre du roman - son universalité et sa « tradition européenne » -, les écrivains qui l’inspirent, la francophonie et l’aspiration à un rapprochement des cultures européennes et africaines.
Fatou Diome, vous venez de publier début mars 2021 De quoi aimer vivre, un recueil de nouvelles. Vous aviez publié déjà La préférence nationale, un recueil de nouvelles il y a 20 ans. A l’époque vous étiez moins connue, puis il y a eu Le ventre de l'Atlantique, un roman, et Marianne porte plainte, un pamphlet, qui ont eu beaucoup de succès. Aujourd'hui, vous êtes retournée à ce genre littéraire, la nouvelle. Pourquoi ce retour ?
Fatou Diome : C’est une fidélité, parce que mon premier livre publié était un recueil de nouvelles et c'est un genre qui ne me quitte pas. J'ai commencé l'écriture par les poèmes et les nouvelles. Et même quand j'écris des romans, j'écris de temps en temps une petite nouvelle à côté.
Les romans, c'est quand j'apprends à être une grande fille. Mais les nouvelles, c'est le genre qui m'amuse le plus, parce que c'est rapide, on ne s'ennuie pas, on change vite.
Votre premier recueil de nouvelles, “La préférence nationale” était plus satirique que “De quoi aimer vivre”.
Fatou Diome : Oui, plus vache.
… plus vache et puis “De quoi aimer vivre” présente une galerie de personnages un peu paumés, éclopés, mais avec beaucoup de douceur. D’ailleurs lorsqu'on vous lit et vous écoute, vous semblez être toujours dans la douceur et la tendresse. Et ce, même quand vous êtes cinglante.
Cela m'attriste quand je dois taper dur, mais je le fais, et en plus, ça doit être pervers car j’y prends un vrai plaisir (rires). J’aime le pamphlet, j'aime les auteurs comme Voltaire. Mais dans le fond, je n’aime pas quand je tape et je n'aime pas quand c'est méchant. Je veux titiller, réveiller la discussion mais je n’ai pas envie de faire mal, c'est mon côté un peu bisounours. En fait j'aimerais n’écrire que des choses douces mais le monde n’est pas doux alors il inspire des choses qui ne sont pas douces.
Dans la nouvelle “Le vieil homme sur la barque”, vous écrivez : “C’est Hemingway qui m’a tout appris du courage, de la volonté, de l’abnégation, de la dignité, de la condition de mon grand-père, pêcheur niodiorois. Alors quand on me parle de l’identité d’un écrivain, je réponds : foutaise ! Lire un auteur par et pour ses origines n’est que pure hérésie littéraire”. Et pourtant beaucoup des questions qu’on continue à vous poser concernent votre situation d’immigrante, votre origine, votre apparence.
Fatou Diome : Tout d’abord, je ne suis pas une immigrante, mais une femme mariée qui a rejoint légalement son domicile conjugal ; la loi désigne cela autrement qu’ « immigrante ».
Quant à la question de l’origine, quand j’ai découvert Yourcenar au Sénégal, je ne savais pas qui était cette dame. Et c’est vrai pour Maupassant, Balzac et des tas d’autres, puisque j’ai fait une filière littéraire. Dans mon œuvre, ce que je découvre de l’être humain et de la condition humaine, tout cela se passe absolument de la couleur de peau, de la couleur des yeux, de la carte d’identité. Pour moi, les lecteurs qui sont fixés là-dessus ne sont pas de bons lecteurs.
Pourquoi ce besoin d’étiqueter, de s’arrêter aux apparences ? Que faudrait-il faire pour qu’il y ait une maturité collective plus grande ?
Fatou Diome : C’est le rôle de l’école. Il faut un professeur comme celui qui m’a dit : “Toi avec les questions que tu poses en classe, il faudrait que tu lises le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir”. Il faudrait qu’il arrive à tous ce qui m’est arrivé : rencontrer des professeurs fantastiques et des gens généreux qui aiment éduquer les autres.
Et le courage d’aller à l’étranger ? Le fait de voyager ?
Fatou Diome : Non, quand je suis venue en France, ça n’était pas du courage, j’étais avec mon prince supposé charmant. J’étais tellement amoureuse, cinglée, que je ne voyais pas les difficultés. Et quand je suis tombée de mon petit nuage, c’est la dignité qui m’a fait tenir.
Tenir, c’est à dire avoir le pied marin, comme le disait votre grand-père ?
Fatou Diome : Il disait, “la vie c’est apprendre à avoir le pied marin”, pas “avoir le pied marin”, mais “apprendre à l’avoir”. J’ai l’impression que cet apprentissage durera toute ma vie car de temps en temps j’ai encore le mal de mer.
Vous êtes souvent vêtue avec la couleur mauve. De quoi est-ce le signe ?
Fatou Diome : Pas vêtue, seulement une touche, l’écharpe et autres accessoires. Le mauve, ça correspond à ce que je souhaite à la jeunesse du monde entier. Suffisamment de mélanges de cultures pour ne plus pouvoir se dissocier des autres humains. Le rouge c’est l’Afrique, souvent en navigation, et le bleu, c’est pour l’Europe.
Je dois quelque chose à l'Afrique et je le dirai tout le temps, mais à chaque fois que je dirai ce que je dois à l'Afrique, je dirai aussi ce que je dois à la France. Pour moi, le savoir de l'humanité, c'est un grenier collectif et je suis allée dans ce grenier. Et j'ai eu la chance d'être en France, d’aller dans des librairies et des bibliothèques fantastiques avec gourmandise.
Et j'ai tellement profité de tout ça. Je veux le partager pour dire que ce que j'ai trouvé ici est quelque chose de lumineux, que je respecte, et que même quand je formule des critiques à Marianne pour ce qui ne va pas, je suis aussi assez honnête pour lui dire tout ce que je trouve de bien en elle. Le mauve, c'est mon Afrique, mon Europe, ensemble, qui s'additionnent sur la même page. C'est la raison pour laquelle l'un de mes livres s’appelle “mauve”.
C'est un fait, je me sens impuissante. Or, comme je suis impuissante, j'ai le droit de déplorer des choses. C’est le seul privilège du fou du roi, des artistes.
Et je ne veux pas tricher, pour moi c’est une éthique. Le peu de vie qui me reste là, je voudrais le vivre comme je l'entends et donc être intègre jusqu'au bout. Je n'ai rien à prouver, rien à gagner, je mourrai pauvre parce que je suis un panier percé. Je ne serai pas milliardaire, ne gagnerai pas de médaille, je ne serai pas femme politique. Par contre ma bouche est à moi et quand je mourrai, je veux une seule reconnaissance : “Elle a été honnête avec elle-même”.
“Le ventre de l’Atlantique” a été traduit en 25 langues. A-t-il été traduit en wolof, la langue majoritaire au Sénégal, ou en sérère?
Fatou Diome : Non, il n’est pas traduit en wolof. Et s’il devait être traduit en sérère, c’est moi qui le traduirai, et ce ne serait pas vraiment une traduction, car je l’ai aussi vécu ce livre, en sérère, en l’écrivant. Je l’ai traduit d’ailleurs pour ma grand-mère, quand il a été imprimé. J’ai pris des vacances et je suis partie la voir et lui ai tout traduit pendant un été. Comme ça quand elle m’entendait sur RFI, au moins elle savait de quoi on parlait.
Pour moi les langues locales comme le wolof ou le sérère sont porteuses d’une culture, d’une cosmogonie. Or le roman, c’est une tradition européenne. Il faut que nous puissions l’assumer tel qu’il est. Donc “Le ventre de l’Atlantique”, si on le met en wolof ou en sérère ce ne sera pas le même roman.
Les histoires, traditionnellement, en Afrique, ce sont d’abord des contes, qui sont plus proches des livrets d’opéra, c’est-à-dire des histoires mises en musique. Si on veut faire un roman, on doit accepter d’être la petite fille de Balzac. Après, je mets ma sauce africaine mais à la base, c’est une forme européenne.
Vous avez cité Balzac et Maupassant. Cela fait partie des écrivains qui vous inspirent ?
Fatou Diome : Je lis tellement d’auteurs qu’à la fin je leur dois à tous mon éducation littéraire. Mais quand j’écris, je ne me dis pas “je vais écrire comme untel ou unetelle”. Quand je m’installe pour écrire, je m’amuse, je ne cherche pas à imiter qui que ce soit, j’adopte ma propre folie. Mais je sais que, comme le disait mon grand-père, “pour prendre le raccourci il faut connaître le chemin”.
Donc j’ai d’abord lu, et lu encore, des gens à la cheville desquels je n’arriverai pas, mais je vois leur direction et je marche derrière.
Vous avez commencé à écrire à 13 ans, c'est très jeune. Qu'est-ce qui vous a poussé à cet âge-là ? Qu'est-ce que vous lisiez à ce moment ?
Fatou Diome : J’ai lu des livres qui étaient au programme, le Petit Prince, tout ce qu’on trouvait à l’école, et puis je piquais des livres dans la salle des profs, et parfois je n'étais pas en mesure de tout comprendre. J'ai par exemple lu André Martinet sur le langage, j’étais en 5ème au collège donc je ne pouvais pas comprendre la moitié de ce que je lisais, mais cela me plaisait de lire sur le langage parce que malgré tout je captais de petites choses.
Pourquoi j’ai commencé à écrire ? J'ai encore du mal à l'expliquer. Je n’ai jamais su qu’écrire pouvait être un métier, ça n’était pas mon fantasme. Moi mon rêve c’était d’être journaliste ou prof de lettres. C’est pour ça que je suis allée à l’université. Je voulais absolument être prof de lettres pour être digne de mon instituteur que j’avais beaucoup admiré. Et j'ai effectivement été chargée de cours à l'université en France et en Allemagne.
En fait j’ai sans doute commencé à écrire parce qu’il y avait des choses que je ne pouvais pas dire aux adultes ou que les adultes ne prenaient pas le temps d’écouter. Il y avait aussi une chose très vexante – cette manière qu’ont les adultes parfois de considérer que les enfants sont des débiles. J'ai encore cette révolte-là, et il n’y a que mes grands-parents qui m'ont parlé vraiment comme à une personne, alors que les autres adultes autour de moi… à chaque fois que je posais une question, je me ramassais une baffe. Peut-être que je posais les questions qu'il ne fallait pas, je ne sais pas, mais pour moi il était normal et naturel de vouloir comprendre. Mais lorsque vous prenez une tarte à chacune de vos questions, vous apprenez à les garder pour vous. Sauf que ma tête à moi a besoin de mettre ces questions quelque part, alors j'écrivais, je confiais les carnets à ma grand-mère, qui était ma complice.
Votre grand-mère qui vous a élevée et qui, elle, ne parlait pas le français?
Fatou Diome : Oui, et ça a été une tragédie pour moi quand j’ai découvert que ma grand-mère ne savait pas lire ni écrire.
Aujourd'hui encore une majorité de Sénégalais ne parlent pas français ?
Fatou Diome : Il y en a beaucoup. Et ce qui est triste maintenant aussi, c'est le nombre de personnes qui ont appris à l’oral mais qui ne savent ni lire ni écrire. C'est la même chose en Côte d’Ivoire. C’est d'ailleurs pour cela qu’ils trafiquent tellement le français.
Est-ce que les particularités lexicales du français du Sénégal sont répertoriées, valorisées ?
Fatou Diome : Il y a des particularités, surtout à l’oral, mais moi je n’aime pas trop y recourir, je suis un peu une intégriste de la qualité de la langue française ; j’aime le français que j’ai étudié. Cela dit j’aime bien de temps en temps fabriquer des néologismes. Par exemple djoundjounguer ça n’existe pas en français. Mais cela va exister parce que moi j’aurai existé (rires). Le djounddjoung c’est le tambour, lourd, très majestueux en pays sérère. Dans « les Veilleurs de Sangomar », on trouve “djoundjounguait quand elle pensait à son chéri”. Donc les lecteurs vont s’habituer à djoundjounguer avec moi, et à swinger en même temps.
Dans les auteurs que vous mentionnez régulièrement, il y a notamment Mariama Bâ, dont Une si longue lettre est l'un des livres les plus vendus d’Africa Vivre…
Fatou Diome : Oui c’est un auteur que j’aime beaucoup, que j’ai énormément lue et respectée, parce que ce sont ces pionnières-là qui nous ont ouvert le chemin, donc j'ai un respect infini pour cette dame.
ZOOM
Bio Express
Fatou Diome est née en 1968 à Niodior au Sénégal.
Elle commence à écrire à 13 ans. Elle arrive en France, à Strasbourg, à 25 ans, pour suivre son mari français.
Après un divorce, Fatou Diome reste seule sans ressources mais elle se bat pour suivre des études de lettres et de philosophie à l'université Marc-Bloch de Strasbourg. Après une thèse de littérature, elle enseigne à cette même université et en Allemagne.
Puis elle publie un recueil de nouvelles, La Préférence nationale, en 2001, suivi d’un roman Le Ventre de l'Atlantique, en 2003, qui lui vaut une notoriété internationale, et qui est traduit en 25 langues.
Son œuvre explore notamment les thèmes de l'immigration en France et de la relation entre la France et le continent africain.
Thomas Gaschignard