Après des études au Canada, il multiplie les initiatives pour dynamiser le secteur du cinéma, et alimenter l'engouement pour les films en Tanzanie. Gros plan.
Comment êtes-vous devenu réalisateur ?
Amil Shivji : Pouvoir raconter des histoires m’a toujours paru extraordinaire. La force de l’imagination, la manière de faire passer des idées complexes et de rendre vivants des personnages riches me fascine depuis très longtemps. A l’école secondaire, je savais déjà que je voulais écrire. Curieusement, je ne pensais pas encore au cinéma. Avec le journalisme, il me semblait que je pouvais conjuguer ma passion pour l’écriture et mon intérêt vif pour la justice sociale. Au collège, j’ai ainsi intégré la rédaction d’un journal local.
Puis, pour l’université, j’ai jeté mon dévolu sur le cinéma. Après plusieurs péripéties, je me suis installé, d’abord hésitant, à Toronto, afin d’y suivre des études de cinéma pendant 4 ans. J’y ai notamment découvert le cinéma africain, encore trop confidentiel. Ses combats sont devenus les miens, et les films de plusieurs réalisateurs légendaires d’Afrique m’ont totalement captivé. Dès que j’ai vu « Borom Sarret », j’ai su ce que je voudrais faire. Raconter des histoires authentiques et dignes de mon peuple.
T-Junction Official Trailer#1 (2017) from Amil Shivji on Vimeo.
Quels films regardiez-vous dans votre enfance ?
Amil Shivji : Je dois dire que je lisais plus que je ne regardais des films. J’étais un lecteur frénétique, et je dévorais tout ce que je pouvais trouver. Dès que mon père voyageait, il ramenait toujours des livres. Cela dit, le dimanche matin, j’avais souvent l’habitude de regarder une version doublée en anglais d’un soap-opéra chinois « Journey to the West ». Cette histoire de dieux, de démons, de singes volants et de fraternité m’a longtemps tenu en haleine.
Pensez-vous que le cinéma puisse améliorer ou changer les sociétés ?
Amil Shivji : Sans nul doute. Nous avons pu le voir par le passé et maintenant encore. Les films permettent des plongées immersives au cœur de nos sociétés et de leurs complexités, montrant le beau et le laid au même titre. En général, nous restons aveugles aux injustices qui se déroulent devant nos yeux si nous en profitons. Or, le cinéma nous oblige à nous confronter à elles. Il met en lumière les injustices, et rend puissants les impuissants. Cela dit, les films peuvent aussi faire tout le contraire. Nous devons toujours rester critiques face aux images que nous regardons.
Comment les Productions Kijiweni ont-elles vu le jour ?
Amil Shivji : Cela a commencé par une coïncidence. Lorsque je suis revenu en Tanzanie après mes études, j’ai postulé pour un appel aux courts-métrages. Canal France International avait un petit budget pour des films d’Afrique subsaharienne. Ma candidature a été retenue, et nous avons pu obtenir le financement pour « Shoeshine », mon premier film. Au moment de régler les questions administratives, j’ai réalisé que j’avais besoin d’une société de production pour recevoir l’argent. J’ai créé Kijiweni Productions, en pensant que ce ne serait que pour la comptabilité.
SHOESHINE teaser (2013) from Amil Shivji on Vimeo.
Entre parenthèses, « Kijiweni » désigne la pierre au coin d’une rue en swahili. Pour certains, c’est un lieu de rencontres ; pour d’autres, le repaire des sans-emplois. J’ai passé une grande partie de mon enfance et de mon adolescence près de ces pierres, et j’y ai entendu les histoires les plus bizarres, drôles, divertissantes ou émouvantes qu’on puisse entendre. Le nom « Kijiweni » a donc été une évidence. Même si je n’avais pas l’intention de donner vie à une société de production, « Shoeshine » a plutôt bien fonctionné, et les gens ont beaucoup aimé le nom « Kijiweni ». J’ai alors décidé de le garder, en adaptant mon idée d’un cinéma africain fort à des standards internationaux.
Quel bilan faites-vous de Kijiweni Cinema ?
Amil Shivji : J’étais très content de faire naître ce projet en 2016. J’ai toujours pensé que le cinéma africain devait être regardé en Afrique, et que sa propagation permettrait de produire d’autres bons films sur le continent. Il se trouve, aussi sidérant que cela paraisse, que nous n’accédons pas à ces films ici. Kijiweni Cinema avait pour vocation de changer cette réalité hallucinante. Nous aurions acquis les droits de projections de films africains réalisés durant ces quarante dernières années, et les aurions projetés gratuitement dans un centre culturel à Dar-Es-Salaam. Les projections seraient devenues plus régulières avec le temps, et auraient été délocalisées dans d’autres lieux à travers le pays.
Malheureusement, l’espace a davantage été fréquenté par des expatriés, et nous avons perdu accès au public local, auquel les projections étaient initialement destinées. Après, nous avons organisé les projections avec différentes associations, comme celles des conducteurs de motos, et diverses associations estudiantines dans divers quartiers de la ville. Nous avons eu des problèmes avec les autorités locales lorsque nous avons essayé de projeter des films en plein air, étant donné le caractère souvent politique des films africains. J’espère en tout cas que Kijiweni Cinema revivra bientôt sous une autre forme.
Comment l’idée de votre long-métrage « T-Junction » a-t-elle émergé ?
Amil Shivji : L’écriture de « T-Junction » a commencé après l’adoption d’un nouveau décret en Tanzanie, qui interdisait aux vendeurs ambulants et les colporteurs d’exercer leur métier, pour garder la ville « propre », soi-disant. La police a commencé à devenir violente, en surveillant le « secteur informel » et en détruisant des marchandises. Dans la rue où je vivais, beaucoup de personnes vendent de petits objets ou offrent divers services. Chaque fois que la police venait faire sa ronde, ils devaient s’enfuir en courant, se cachant dans nos enceintes, et informant les autres vendeurs de rue sur leur passage. Cela ressemblait à un jeu du chat et de la souris, qui a fait des ravages chez les hommes et les femmes vivant modestement. Cette histoire a pris forme dans ce contexte-là. Il a fallu attendre six ans ensuite, pour que le scénario et le film deviennent une réalité.
L’écriture du scénario a donc pris beaucoup de temps ?
Amil Shivji : Oui, en effet. Plusieurs fois, je n’arrivais plus à avancer. C’est une expérience personnelle, un deuil au sein de ma famille, qui m’a aidé à débloquer mon scénario, et à développer plus d'émotions. Un sentiment de perte qui devenait beaucoup plus perceptible, moins abstrait. J’avais beaucoup d’empathie pour mes amis qui perdaient leur source de revenus à cause de la police urbaine, mais je ne pouvais pas prétendre connaître vraiment leur douleur pour autant. Le deuil que j’ai connu m’a permis de matérialiser ce sentiment, qui manquait jusque-là dans mes pages. A ce moment-là, j’ai terminé mon script assez rapidement.
Quel message avez-voulu véhiculer avec ce film ?
Amil Shivji : Que les démunis et les oubliés dans une société ont souvent le plus grand cœur.
Comment avez-vous choisi et dirigé vos comédiens ?
Amil Shivji : J’ai fait passer des auditions ouvertes à tous pendant cinq jours, et j’ai surtout retenu des acteurs non professionnels. Je préfère procéder ainsi. Cela me permet de trouver les personnages avec les comédiens, plutôt que de partir des stéréotypes que la plupart des acteurs tanzaniens expérimentés proposent. J’ai eu des échanges téléphoniques réguliers avec mes comédiens principaux, pour parler des personnages, de leurs émotions, et approfondir certains aspects de l’intrigue. Ensemble, nous avons pu cerner l’identité émotionnelle de leur personnage respectif. En plus, cela a permis d’établir un lien de confiance. Demander à quelqu’un qui n’a jamais joué de se montrer vulnérable ou fragile n’est pas une tâche aisée. Une fois que les comédiens me faisaient confiance, ils ont pu s’exprimer plus librement. J’ai aussi partagé avec eux beaucoup de films-référence autour desquels nous avons échangés et débattus ensuite.
Propos traduits de l'anglais par Matthias Turcaud
ZOOM
Vuta N'Kuvute, projet en cours
Sur quel projet travaillez-vous actuellement ?
Amil Shivji : Je supervise la post-production d’un drame qui se déroule dans le Zanzibar des années 1950. Cela s’appelle « Vuta N’Kuvute » (Tug of War), et raconte une histoire d’amour entre une fiancée indo-zanzibari en fuite et d’un jeune communiste noir au sein de la colonie britannique de Zanzibar. Nous espérons le sortir en 2021, voyons comment le monde tourne en cette nouvelle année.
Matthias Turcaud