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SYSTEME K, "des performeurs nés"
Les Films en Vrac
"Nos oeuvres se nourrissent du chaos"
Le film Système K brosse un tableau sidérant et fascinant du bouillonnement créatif omniprésent dans les rues de Kinshasa.
Renaud Barret, assisté de Paul Schemisi, en capte toute l'effervescence ébouriffante. Les trouvailles inattendues voire inouïes foisonnent ici ; et nombreux ressentent le besoin viscéral de créer.
Après "Victoire Terminus, les boxeuses de Kinshasa" en 2006 et "Benda Bilili !" en 2010, Renaud Barret revient avec un troisième documentaire qui se passe, une fois de plus, dans la capitale de la République Démocratique du Congo.
"Système K" - en clin d'oeil au fameux "Système D" - constitue aussi un éloge vibrant à la débrouillardise et à l'inventivité de ces créateurs, qui font abstraction de tous les inconvénients du quotidien et de la misère ambiante, pour aboutir à des oeuvres plus qu'impressionnantes, en récupérant et en recyclant tout ce qu'ils peuvent bien trouver autour d'eux - soudant, collant, crachant, suant, vibrant.
Habilement monté par Jules Lahana, le documentaire Système K rend bien justice à cette fièvre créatrice qui n'en finit pas et semble organique, instinctive. Barret nous plonge dedans la tête la première avec force de travellings immersifs, de plongées saisissantes et de plans-séquences inoubliables, au rythme de thèmes musicaux endiablés.
"En tant qu'artistes, notre urgence de créer est la même que celle de la population réelle. Une population qui doit inventer en permanence les conditions de sa propre survie." Freddy Tsimba, sculpteur et plasticien
Renaud Barret choisit dix créateurs : Tsimba, Kokoko, Béni, Kongo Astronauts, Flory & Junior, Géraldine, Yas, Kill Bill, Strombo, Majestik. Chacun a son histoire particulière, et chacun a développé sa manière, toujours très personnelle et originale, de faire sortir de ses tripes un message qui lui tient particulièrement à coeur.
Ces artistes se dérobent très souvent aux catégories préétablies et, ainsi, décontenancent fortement certains passants. L'un d'eux s'interroge : "Vous êtes qui au juste ? Des musiciens ? Des catcheurs ?". Dans ce contexte, on peut se demander où se situe la frontière entre l'art et la vie. Ces étonnants performeurs suscitent, cela dit, souvent la curiosité, et connaissent même un certain engouement. La plupart aiment dialoguer avec leur public improvisé, à l'image de Géraldine, qui s'enquiert des réactions des enfants qui découvrent ses oeuvres.
Pour tous ces artistes miséreux, l' "art" constitue le seul espace de liberté qu'ils peuvent encore grignoter, et où ils retrouvent une certaine liberté d'expression, le temps d'une performance débridée dont ils fixent eux-mêmes leurs règles.
Toutes leurs oeuvres impromptues et sauvages semblent avoir été dictées par une nécessité impérieuse et vitale. Leurs auteurs n'arrivent parfois pas à les expliquer exactement, mais éprouvaient le furieux besoin de leur donner vie, et laissent au public le soin de les interpréter.
Chacune répercute en tout cas les fléaux qui gangrènent sans trêve la société congolaise de l'intérieur ou de l'extérieur : qu'il s'agisse du pillage des matières premières dont la majorité des Congolais ne récupèrent que quelques miettes, de toutes les victimes qui meurent dans l'est du pays dans l'indifférence générale, des traumatismes que subissent les enfants suspectés de sorcellerie.
Majestik propose par exemple "Bain de sang", où il avale du sang animal et met sa vie en danger pour donner à voir les horreurs qui se passent tous les jours en RDC. Géraldine Tobe faisait, elle, justement partie des enfants qu'on accuse de sorcellerie et qu'on essaye de "purifier" par des cérémonies de délivrance pendant lesquelles on leur fait couler de la cendre. Strombo Kayumba s'empare également de ce sujet, en demandant : "qui sont les vrais sorciers dans notre pays ?"
Freddy Tsimba a construit une maison avec des machettes, une manière de dire que la violence profite bien à certains. Devant, on voit deux journalistes avec du scotch sur la bouche. Beaucoup de passants ont parfaitement compris cette oeuvre, qui a connu un franc succès mais a aussi fait l'objet d'une grande polémique, et a valu à son auteur un "interrogatoire musclé".
Flory & Junior pointent eux du doigt l'absence d'eau et d'électricité. Yas Ilunga, à travers des performances extrêmes - dont l'une pendant laquelle il rampe par terre, une bible à la main - alerte sur la souffrance des croyants, victimes de la vénalité de certains prêtres qui s'enrichissent à leurs dépends. Kill Bill casse des télévisions, et rend attentif à un système qui ne fonctionne plus.
Kongo Astronauts, lui, confie son asphyxie. Il a besoin d'air, d'espace, si possible, et d'aller loin, très loin, tel un astronaute ! Kokoko collecte, pour sa part, des crânes de singe, dont il se sert pour parler de la soufffrance et des atrocités, auxquelles le pays est malheureusement habituées. Sur un T-shirt, on voit écrit en lingala : "Zala na bokebi, na bomoi", qui signifie : "la vie est précieuse, prenez-en garde".
Béni Barras, amer, déclare : "Si la thune restait au Congo, nous serions au-dessus de tout le monde." Sa mère était congolaise, et son père belge, mais ses parents sont morts lorsqu'il avait six ans, et il n'a jamais pu obtenir de passeport belge. Il vit dans une précarité absolue, rend hommage aux enfants tués dans les mines de coltan, et passe son temps à brûler du plastique. Lors d'un bel épilogue, Tsimba dira : "nous avons tellement de blessures que nous sommes immunisés", "nous vivons dans le feu, mais nous ne brûlons pas".
* "Nos oeuvres se nourrissent du chaos" : propos de Freddy Tsimba
* "Vivre à Kinshasa est déjà une performance, et nous sommes tous des performeurs nés", propos de Kokoko !
ZOOM
En quoi cette ville a changé Renaud Barret
"Elle m'a apporté une évidence : je devais faire des films.
Quelque chose que je n'avais jamais ressenti de ma vie, chez moi en France. Kinshasa m'a donné la possibilité d'être "réalisateur". J'utilise les guillemets, parce que si j'avais prétendu vouloir faire ça ici, on m'aurait dit : "Ah non, il faut d'abord faire une formation, ou une cole..." sous entendu : mais où te crois-tu ?
Or, Kinshasa m'a offert de brûler toutes les étapes ! Et de vivre une passion intense. J'ai eu un coup de foudre pour la ville et son énergie créatrice. "
Extrait d'une interview donnée par Renaud Barret au Point Afrique, le 09/01/2020 à Jane Roussel
Matthias Turcaud