OZFERTI, ou l'Ethiopie revisitée
Humpty Dumpty
Des Bardes aux Azmaris
Le breton Florian Doucet alias Ozferti propose avec "Solarius Gamma" un projet surprenant et original, mêlant sonorités éthiopiennes, sons électroniques et clips futuristes, sur lequel il convie notamment la chanteuse Eténèsh Wassié. Rencontre.
Comment l'intérêt pour l'Ethiopie vous est-il venu ?
Ozferti : J'écoute de l'éthiojazz depuis une dizaine d'années maintenant. Je pense que l'intérêt pour la musique est né avec la bande son de "Broken Flowers" de Jim Jarmush, ponctuée de chansons de Mamhoud Ahmed et Mulatu Astatke.
En 2016, je quittais un projet colombien nommé la Chiva Gantiva pour créer Ozferti. Il a fallu chercher en parallèle une ambiance visuelle qui collait avec l'univers et du coup j'ai recherché beaucoup d'informations sur internet, dans des documentaires. Que ce soit sur la depression du Danakil ou les églises suspendues du Tigray, l'Ethiopie est un pays riche culturellement avec une variété de paysages et d'ethnies incroyable. Il y a une sorte de mystique que j'ai découvert aussi en y allant, qui me rappelle énormément de similitudes avec mon enfance en Bretagne où je suis né. Les Azmaris sorte de bardes itinérants me rappellent beaucoup les musiciens traditionnels qu'on peut trouver chez nous.
Mais je crois qu'au-delà des mots, je me sens presqu'à la maison là-bas, je m'y retrouve beaucoup artistiquement.
Qu'est-ce qui vous a conduit à solliciter la chanteuse Eténèsh Wassié ?
Ozferti : J'ai rencontré Eténèsh chez un ami à Addis-Abeba, Kidus Berhanu, grand collectionneur de musique éthiopienne et érythréenne. C'était un après-midi au soleil, elle m'a tout de suite plu, hyper chaleureuse, mais nous n'avons pas vraiment discuté. Il y avait aussi d'autres musiciens et performers de la scène d'Addis comme Endris Hassen (Nile Project, The Ex). J'étais en Ethiopie pour quelques dates et aussi pour enregistrer un album. Je ne connaissais pas vraiment son travail et c'est Lucie James, qui s'occupe du département culture de l'alliance française à Addis-Abeba qui nous a mis en relation.
Une très belle expérience, nous nous sommes apprivoisés très vite musicalement et elle a chanté sur deux productions que j'avais préparées. Eténèsh c'est la puissance et la générosité au niveau vocal. Un voix écorchée vive et authentique, sans artifices, c'est tout à fait ce que je recherchais pour mon travail. J'avais envie de mettre en contraste la modernité de l'électronique et l'authenticité des chants populaires.
Comment l'idée du mélange de sons électroniques et de la musique éthiopienne traditionnelle s'est-elle imposée ?
Ozferti : Ce mélange ne s'est pas imposé, il est venu naturellement et progressivement, je pense aller encore plus loin dans l'avenir. En 2016 quand j'ai commencé avec le projet Ozferti, il s'agissait de remixes et re-edits de morceaux ethiojazz. Par la suite le travail s'est fait plus personnel et j'essaye désormais de m'orienter vers un univers à cheval sur le futurisme et le tribal. J'ai toujours écouté beaucoup d'électronique à la maison, même quand je jouais dans des groupes aux formules plus " live ".
J'essaye avec ce projet de mêler les deux genres en un seul. Un monde dystopique où bien évidemment l'Ethiopie reste au centre de mon inspiration mais j'essaye d'ouvrir cela à d'autres horizons. J'ai toujours aimé les chocs culturels et les rencontres de territoires, quitte à m'égarer ou me tromper parfois, c'est le risque, c'est le jeu. Mais je pense n'être qu'au début de mon aventure avec ce travail sur Ozferti.
Comment travaillez-vous ? Par instinct ou en réfléchissant beaucoup en amont ?
Ozferti : Ca dépend, pour la partie visuelle de mon travail, il y a beaucoup de recherches et de brainstorming avant de créer quoique ce soit, mais il arrive toujours un moment où j'ai besoin de lâcher un peu de lest, de me libérer de toute méthode de travail.
Pour la musique c'est plus instinctif en fait, même si certaines structures de morceaux sont plus complexes que d'autres, je laisse couler les idées tout en essayant de respecter la musique dont je m'inspire. Le traditionnel est toujours très codé, il faut faire parfois attention à ne pas faire n'importe quoi tout en essayant de proposer autre chose, quitte à froisser les puristes. Je n'envisage pas la musique comme figée dans le temps.
Il en est de même avec ma façon de travailler, j'essaye au maximum d'éviter la "routine" , les "gimmicks". J'essaye en tout cas de ne pas rendre ma musique trop intellectuelle, qu'elle garde cette fraîcheur, qui permet à l'auditeur de s'y plonger peut-être plus facilement.
Avez-vous passé beaucoup de temps en Ethiopie ? Qu'est-ce qui vous a particulièrement intéressé dans la culture de ce pays ?
Ozferti : J'ai passé quasiment 1 mois en mars 2019, ce qui en soit est très court pour un pays gigantesque comme l'Ethiopie, mais j'envisage la chose comme un premier voyage, il y en aura d'autres c'est certain.
La ou les premières choses qui m'ont tout de suite plu c'est la musique et la danse, c'est omniprésent à Addis-Abeba et aussi sur Dire Dawa (ville dans l'est de l'Ethiopie). Chaque région a son style, son tempo, que ce soit l'eskesta (danse des épaules très populaire au niveau national), des mouvements plus acrobatiques des chansons Gurage, les rythmes tassés des Oromos ou les superbes mélodies de la musique Tigrina. J'avais déjà découvert pas mal de choses dans mes recherches en amont, mais le fait de ce confronté à la réalité des gens c'est toujours incroyable. Nous avons été très bien acceuillis en règle générale et les rencontres avec les musiciens et danseurs m'ont permis d'envisager le futur de mon projet sous un autre angle.
Il y a aussi une histoire assez dure dont l'Ethiopie se libère petit à petit, un pays complexe qui en fait son charme. Je n'ai jamais aimé les voyages et les rencontres type " carte postale ", ça ne m'a jamais interessé. Peut-être que j'ai trouvé dans la complexité, la dureté et le raffinement du pays quelque chose qui me correspond assez bien.
Votre EP "The Call", sorti en 2018, incluait déjà des sons est-africains. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Ozferti : "The Call" était une première étape avec beaucoup d'expérimentations sur les sons est-africains. C'était aussi un "appel " (comme le titre le sous-entend) vers un univers qui se faisait de plus en plus précis pour moi. Le premier jet d'un univers que j'appelle "Solarius Gamma", une galaxie lointaine. Sur le titre "The Call", au tempo assez lent, on a des samples de Kebero (double percussions traditionnelles éthiopiennes) avec des chants tribaux, il y a d'ailleurs un clip que j'ai réalisé où l'on suit le chemin de vie d'une princesse, perdue dans l'espace. C'est un peu le morceau d'introduction, l'ouverture sur le cosmos.
Sur Deserthop et Kobra on a des rythmes plus traditionnels, qui se rapprochent des rythmes Gurage dont je parlais précédemment. "Ruins" et "Incognito" sont des morceaux plus sombres, une autre facette de mon travail, j'ai toujours évolué entre ombre et lumière.
L'EP "The Call", c'est en quelque sorte l'épisode pilote de ce qui va suivre avec "Solarius Gamma", je posais déjà les bases du projet.
Pourquoi êtes-vous masqué et que signifie ce masque ?
Ozferti : Je n'étais pas masqué au début du projet et c'est venu assez vite. J'aime bien me mettre dans la peau d'un personnage et j'ai une collection de masques (Asie, Amérique du Nord, Afrique, Europe), ça m'a toujours intrigué, il y a toujours en effet un sens caché. Pour ce masque, que j'ai créé moi-même il s'agit plus de créer un voyageur, un être mi-homme, mi-esprit, coincé entre plusieurs mondes, je voulais imaginer quelque chose de différent par rapport à mes autres projets musicaux dans lesquels j'avais évolué.
J'ai toujours été musicien de scène dans des formules live assez classique. Là il s'agit de se métamorphoser en quelque chose d'autre qui n'appartient pas forcément aux codes, je trouve ça assez excitant en somme de pouvoir se présenter d'une autre façon sur scène. Les gimmicks faciaux s'effacent complètement derrière le masque donc le rapport avec le public se passe d'une autre façon, et du coup je m'efface aussi au profit de la musique.
Comment l'idée du personnage d'Ozferti vous est-elle venue ?
Ozferti : En 2016 quand j'ai commencé le projet, j'ai inventé ce nom Ozferti, qui s'inspire des noms de divinités égyptiennes mais aussi de sonorités du Moyen-Orient (Liban, Jordanie) ou turques. Je travaille beaucoup sur l'image, donc il fallait un nom qui répresente de multiples choses à la fois. Et puis en y réflechissant, ce nom ne renvoyait pas seulement à un simple "alias" de producteur mais aussi à un nom de personnage. J'ai donc dessiné pas mal de croquis préparatoires et l'idée de ce personnage masqué, voyageur et solitaire, m'est venu assez vite.
Enfin, parlez-vous amharique, et si oui, à quel point ?
Ozferti : Je ne parle pas l'amharique, juste quelques mots de politesse. J'espère l'apprendre un jour, c'est la prochaine étape.
ZOOM
Les inspirations africaines multiples d'Ozferti
Quels artistes africains vous ont-ils principalement inspiré ?
Ozferti : Pas mal d'artistes en vérité car le continent et vaste est varié. Que ce soit Ebo Taylor, Fela Kuti ainsi que ses fils, Tony Allen pour la partie highlife et afrobeat du Ghana et Nigéria, mais aussi l'Afrique du Nord avec Oum Kalthoum, Idir, les productions du label Bousiphone. Et puis il y a aussi le Cap-Vert avec Cesaria Evoria, la musique de Manu Dibango, l'éthiojazz de Mulatu Astatke ou Mamhoud Ahmed. J'aime beaucoup aussi les guitaristes de l'école Sahel Blues, comme Bombino ou encore dernièrement Mdou Moctar. Ca c'est pour la partie des musicien purs.
Après il y a les producteurs de la scène électronique comme Jowa sur Akwaba, les sons de Ethiopian Records, Mikael Seifu, les artistes électroniques de la scène d'Addis. J'aime beaucoup aussi le travail que fait le collectif de Nyege Nyege, dont sont issus pas mal d'artistes comme Nihiloxica. Et puis il m'arrive aussi d'écouter des artistes plus populaires comme Burna Boy, Wizkid.
Il y a tellement de noms, d'activités et de bouillonement que c'est difficile de faire un choix sur ce qui m'a inspiré. Je dirais qu'actuellement la musique d'Afrique de l'Est me hante 24h sur 24 et qu'elle n'a pas fini de m'étonner.
Matthias Turcaud