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SOUS L'ORAGE, le chef-d'oeuvre de Seydou Badian, à (re)découvrir d'urgence

Kany et Sanou face au poids des traditions...

Comme le chantait Charles Aznavour, "les époques changent, l'amour reste"...

Seydou Badian a fait des études médicales à Montpellier, avant d'occuper des fonctions ministérielles au Mali, sous le régime de Modibo Keita ; et l'hymne malien n'est imputable à personne d'autre qu'à lui. En parallèle de ce parcours, il a cependant aussi signé une oeuvre littéraire majeure et conséquente. Comme le disait Tierno Monénembo récemment sur nos pages : "Ceux qui font des études de lettres deviennent des professeurs de lettres. Les écrivains viennent d'ailleurs."

De cette oeuvre qui a fait date, et à raison, on retient notamment Sous l'orage, le roman le plus célèbre de son auteur, publié en 1953, et toujours au programme de nombreux collèges et lycées dans plusieurs pays d'Afrique. Ce livre phare et emblématique, se passe au Mali à l'époque des administrations coloniales, mais demeure d'une percutante actualité - synthétisant la fracture d'une société prise entre tradition et modernité.


Le roman Sous l'orage en rend compte à travers une histoire touchante, accessible à un grand nombre. Kany et Sanou s'y aiment sincèrement et intensément, mais le dessein du père de cette première - désirant faire épouser sa fille au riche marchand Famagan - contrecarre ces rieuses amours. Le père Benfa viendra-t-il à changer son avis grâce à son frère Djigui ? Kany et Sanou devront-ils renoncer l'un à l'autre, ou pourront-ils au contraire pérenniser leur si grisante liaison ? Kany se résignera-t-elle à devenir la femme du riche Famagan, qui la courtise depuis longtemps ? On le saura après quelques rebondissements. Badian épouse en tout cas tour à tour différents points de vue, pour bien nous faire comprendre les aspirations et les raisons de chacun des personnages. 

L'écrivain parle bien des sentiments partagés des deux amants, avec une simplicité mêlée de poésie, comme on le voit opportunément à travers cet extrait : « Kany et Samou s’étaient rencontrés au cours d’une kermesse organisée au bord du fleuve. Leurs regards s’étaient croisés une, deux, trois fois ; Samou, le lendemain, avait écrit. Il avait parlé d’amour, d’étoiles, de flèches de feu et de Kany aux dents de lumière. »

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Il ne s'agit cependant pas que d'amour. Seydou Badian montre clairement qu'il y a également autre chose en jeu. Vivre cet amour voudrait dire désobéir au père de Kany, dans un contexte où la jeunesse se comporte déjà de manière assez insolente et désinvolte vis-à-vis de leurs aïeux, fuyant leur héritage et leurs coutumes, et voulant à tout prix ressembler aux blancs - leurs bourreaux - dans une espèce de syndrome de Stockholm assez effrayant.

Tiéman, un jeune homme proche encore des "Anciens", mais qui a connu l'Europe et va jouer un rôle notable dans l'intrigue, en parle dans une lettre qu'il adresse à Samou : "S'il y a des conflits entre les vieux et nous, c'est que nous représentons un peu deux mondes différents. La conciliation est possible, c'est à vous à en prendre l'initiative. Nous avons vécu coupés de notre monde. Nous lui avons fait grief de n'avoir pu nous laisser ni machines, ni buildings. Cependant, les machines et les buildings ne sont pas tout dans la vie. Il y a les valeurs morales. Ce sont elles qui conditionnent l'homme."

On peut comprendre, à la faveur de ce passage, à quel point Seydou Badian a pu fédérer, toucher, d'autant que Sous l'orage n'aborde pas que des thématiques spécifiques à l'Afrique, mais des sujets résolument universels, et par essence transfrontaliers ainsi qu'intemporels. Les amours contrariées de jeunes gens déplaisant au père, le monde changeant sans cesse et les conflits intergénérationnels : autant de thèmes indémodables et très souvent abordés.

 

La langue de Seydou Badian s'avère, de surcroît, particulièrement belle en ce qu'elle ne cherche pas en permanence à impressionner son lecteur, par des effets rutilants ou des figures de style spectaculaires. Les phrases sont simples, concises, mais vont au nerf, à l'essentiel. Elles ont le mérite de se concentrer sur le plus important, et de ne pas inclure des informations périphériques ou parasitaires. Là réside toute la valeur du style de Seydou Badian, dans ce polissage discret des phrases, le fait qu'il s'inféode humblement à l'histoire qu'il raconte sans chercher à se mettre en avant.

"Arriva le jour du départ", note-t-on, page 149, au début d'un nouveau paragraphe. Le procédé est modeste, bien présent cela dit - cet ordre des mots, inhabituel. Badian aurait pu écrire "Le jour du départ arriva" ; mais "Arriva le jour du départ" s'avère plus percutant, moins banal. Il suffisait d'inverser !

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La qualité plutôt que la quantité

Seydou Badian n'a pas laissé à la postérité un nombre de livres étourdissant, mais néanmoins ce qu'on peut tout à fait légitimement qualifier d' "oeuvre".

Celle-ci comprend donc des romans - en plus de "Sous l'orage", on compte - de même - "Le Sang des masques" (1976), "Noces sacrées" (1977) ou encore "La Saison des pièges" (2007), qui s'inscrivent dans le sillage de ce premier ouvrage de 1953, via les thèmes de la tradition et de la modernité, la question de l' "identité négro-africaine", pour citer le Larousse il s'agit de savoir "comment s'intégrer dans le modernisme occidental tout en préservant l'authenticité africaine".

On lui doit aussi, sinon, la pièce de théâtre "La Mort de Chaka" (1961), et l'essai "Les Dirigeants africains face à leurs peuples", lauréat du Grand prix littéraire d'Afrique noire en 1965.

Le président de l'Association des écrivains du Sénégal, Alioune Badara Bèye a déclaré, à sa mort, sur la radio sénégalaise RFM : "C'est un éminent écrivain. Ses romans (sont) enseignés dans tout le continent africain. Il a toujours servi de conseiller et de guide pour la nouvelle génération d'écrivains africains." 

Matthias Turcaud