Documentaires / congo-brazzaville
KONGO, un documentaire choc qui décolonise notre regard sur la sorcellerie
Expédition Invisible / Kidam
À Brazzaville, un monde invisible régit le monde visible.
L’apôtre Médard se démène pour guérir les malades victimes de mauvais sorts. Mais sa vie bascule lorsqu’on l’accuse publiquement de pratiquer la magie noire.
Rencontre avec les réalisateurs Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav.
Comment vos routes se sont-elles croisées ?
Hadrien La Vapeur : A une époque, je sillonnais le Brésil. Une nuit, je me suis retrouvé par hasard dans une cérémonie rituelle d’Ayahuasca, une boisson aux effets visionnaires de la forêt amazonienne, permettant un grand voyage dans le monde des esprits. Cette expérience m’a ouvert au monde invisible. Dès lors, j’ai voulu explorer ce sujet et en faire des films. Je suis allé plusieurs fois au Congo, à la recherche de ceux qui communiquent avec les esprits, me rapprochant des Ngunzas, une confrérie de guérisseurs qui combattent les mauvais sorts.
De retour à Paris, j’ai fait la rencontre de Corto au festival Jean Rouch. Il s’apprêtait lui aussi à faire l’expérience de l’Ayahuasca et au fond c’est cette plante qui nous a réunis. Nous étions en 2013, j’avais décidé de repartir à Brazzaville pour tourner KONGO et Corto m’a accompagné. D’abord pour s’occuper du son. Puis, petit à petit, pour prendre part entière au projet.
Corto Vaclav : C’est une fois sur place, au Congo, que nous nous sommes vraiment rencontrés. Je m’intéressais aux documentaires anthropologiques, KONGO a été mon école. Face à tout ce que nous découvrions, à cette irrationalité générale, nous avons compris que ce film prendrait beaucoup plus de temps que prévu et qu’il nous faudrait faire un vrai et long travail d’écriture sur place.
Comment s’est déroulée cette collaboration ?
Corto Vaclav : Beaucoup de filmages. Très libres. Hadrien a un oeil redoutable, c’est un excellent faiseur d’images. C’est au moment de rentrer dans le vif d’un processus d’écriture que j’ai pris ma place. Les codes du Congo pourraient se résumer à « il n’y a pas de logique ». Ou plus exactement : il existe une logique interne dans un pays assez déréglé, en conflit entre tradition et modernité, avec des habitants traumatisés par la guerre civile, et baignés dans un imaginaire magique qui touche toutes les sphères de la société. Et souvent les conversations se placent à deux niveaux : l’un très concret et l’autre, plus mythique et poétique, ce qui n’est pas toujours facile à décoder.
Hadrien La Vapeur : La sorcellerie est une réalité. Il y a au Congo une guerre invisible, on mitraille de partout avec des mauvais sorts, des envoûtements. À chaque coin de rue, on peut entendre de nombreuses histoires qui font froid dans le dos. Travailler à deux était pour nous essentiel. Comme nous avons cette tendance à être un peu têtes brûlées, il fallait surtout nous protéger mutuellement. Car nous avons évolué dans un milieu de guérisseurs et de féticheurs, et parfois les limites entre magie blanche et magie noire ne sont pas bien définies...
Comment est né KONGO ?
Hadrien La Vapeur : Lors de mon premier voyage au Congo, avant que je ne connaisse Corto, je suis allé dans une église Ngunza. Et là j’ai vu des femmes et des hommes en transe, qui vibraient, qui sautaient sur place, possédés par des esprits. Je suis rentré en France avec des images très fortes et beaucoup de points d’interrogation : qu’avais-je vécu ? Quel était ce phénomène étrange ? Etait-il simulé ou pas ?
Je suis retourné au Congo deux ans plus tard, pour faire des repérages. J’ai rencontré un « apôtre » Ngunza à la fois guérisseur et sorcier, un personnage un peu terrifiant qui m’a révélé l’existence des sirènes. J’ai alors commencé à écrire un scénario à partir des notes et des photographies que j’avais prises.
Mon envie était de faire un film avec cet apôtre. Mais lors de mon retour en 2013, avec Corto cette fois, nous avons appris qu’il était mort, frappé par la sorcellerie. Nous sommes donc partis à la recherche d’une autre église.
C’est ainsi que vous avez rencontré l’apôtre Médard qui tient le rôle principal du film ?
Corto Vaclav : Nous avons fait un véritable casting d’apôtres. Jusqu’au moment où nous nous sommes rendus dans l’église de Médard qui se situe sur une parcelle familiale où la collusion entre vie profane et sacrée est absolue. Il y a eu une évidence dans cette rencontre. Comme si Médard nous attendait. Comme s’il nous avait prophétisés.
Hadrien La Vapeur : Il était tout de suite partant pour faire le film, mais il fallait d’abord demander l’autorisation aux esprits des ancêtres. Nous sommes partis au cimetière sur la tombe de son arrière-grand père, un Ngunza tué par les colons blancs. Nous lui avons fait quelques offrandes : des bananes, des noix de cola, des bonbons et du vin de palme que nous avons versé autour de sa tombe. Le rituel a démarré, il y a eu quelques prières, des chants, puis nous nous sommes adressés à voix haute au mort pour lui exposer notre désir de filmer.
Quelques minutes plus tard, la réponse est arrivée : une femme en transe a demandé un cahier et s’est mise à tracer des lignes. Une sorte de sismographe. Au Congo, on appelle ça les « Écritures du ciel ». Et Médard, qui a « La Vision », a déchiffré ces lignes. L’ancêtre avait validé notre requête, mais nous tenait à l’oeil : si nous trahissions les Ngunzas, il menaçait de « brûler toutes nos pellicules ». Le contrat était donc scellé et nous avons pu commencer le tournage.
Corto Vaclav : Médard est un homme qui est toujours dans l’action. Une seule journée passée avec lui nourrit déjà tout un film. Les gens qui fréquentent son église arrivent avec leurs problèmes, amour, santé, argent, etc. Ils impliquent Médard qui se retrouve d’emblée dans un camp ou dans un autre, au coeur de familles en conflit, les histoires de sorcellerie se jouant souvent au sein de la famille. C’est toujours très explosif.
Médard exerce son métier depuis plus de 30 ans. Son don pour la guérison, il l’a reçu très jeune, à la mort de sa mère, qui était une grande prêtresse. Il a hérité de ses pouvoirs. Mais Médard ne représente pas l’image de l’homme spirituel retiré du monde, il a au contraire les deux pieds dans la vie. Il fréquente les bars et adore courtiser les femmes... On voulait faire sentir que Médard exerce aussi son métier de guérisseur pour gagner de l’argent. Et c’est cette ambivalence qui a validé notre envie de faire ce film avec lui.
Comment le film s’est-il construit au cours de ces années de tournage ?
Hadrien La Vapeur : Nous tournions des séquences, et il nous fallait toujours quelques jours pour les traduire, les sous-titrer, et vraiment saisir l’enjeu de notre matière. Puis nous montions au fur et à mesure. Il nous a fallu presque six ans et plusieurs voyages pour fabriquer ce film. Ça peut paraitre long, mais c’était le temps nécessaire pour que nous changions notre point de vue.
Car au début, toutes ces guérisons étranges, ces rituels, nous les jugions, tentions de trouver des explications cartésiennes. Et puis un jour, nous avons fini par arrêter de nous poser des questions. Nous avons juste filmé... Et c’est seulement à ce moment-là que nous avons pu trouver la bonne distance pour réaliser KONGO. En laissant l’irrationnel arriver sans que notre rationnel ne soit en conflit avec lui. Il fallait juste que l’on « décolonise » notre regard.
Filmer puis monter dans la foulée permet-il d’affiner le regard, le point de vue ?
Corto Vaclav : Monter en direct était nécessaire pour des questions de recul. Pour affiner. Voir les directions. Nous avions de quoi faire plusieurs films assez différents ! Médard nous offrait tellement de possibilités, il a tellement de facettes avec sa vie mouvementée, il est constamment en suractivité, nous avions l’impression d’être face à un personnage de fiction.
C’est d’ailleurs cette forme hybride qui nous intéressait, une histoire documentaire, mais filmée avec un découpage de fiction. Tout ce qui est raconté dans le film est vrai, on était toujours dans une machinerie infernale du tourner, monter, essayer d’aller plus vite. Et il fallait s’arrêter. Revenir. Supprimer. Essayer différentes possibilités. Trouver une ligne directrice simple, dans les mille histoires qui sont arrivées devant notre caméra.
Hadrien La Vapeur : Au début, nous nous sommes focalisés sur les guérisons mystiques. L’église de Médard est un hôpital spirituel où chaque matin les patients atteints de mauvais sorts viennent se faire guérir. Nous voulions suivre des malades dans leur processus de guérison. Nous avons donc voulu recueillir leurs témoignages quelques semaines après l’intervention de Médard et voir s’ils avaient guéri. Nous avons lancé de nombreuses pistes en espérant que l’une d’elles se révèle centrale et fasse de l’un de ces patients un personnage pivot.
Mais finalement c’est Bertille et son procès qui ont pris le dessus. Bertille avait été attaquée par un éclair mystérieux en pleine saison sèche, sans orage ni pluie. Elle y a perdu ses deux enfants et incriminait son mari. Nous l’avons rencontrée au tribunal et lors du procès, coup de théâtre, l’accusation de sorcellerie s’est retournée contre Médard. L’arroseur se retrouvait arrosé, cet enjeu pouvant lancer notre intrigue.
Corto Vaclav : Finalement les esprits sont les vrais scénaristes du film. Nous n’aurions jamais pu inventer toute cette histoire.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ce tribunal ?
Corto Vaclav : C’est en apparence un vrai tribunal avec des juges et des avocats en robe noire, mais cette antenne de l’état est spécialisée dans les affaires de sorcellerie. Chaque jour, de nouvelles accusations, des débats... Un simple rêve peut prendre la place d’une pièce à conviction par exemple. Et la résolution des affaires est toujours confiée aux esprits, comme on le voit dans le film, avec cette séquence du mortier rituel. C’est un endroit privilégié pour percevoir l’ampleur du phénomène de la magie noire dans la société.
Médard ou les autres ont-ils posé des limites ? Comment avez-vous fait pour que les gens soient aussi vrais devant votre caméra ?
Hadrien La Vapeur : Le Congo est un territoire incroyable pour les films documentaires. C’est une nation entière, une culture forte avec beaucoup d’histoires qui n’ont jamais été cinématographiées. Le rapport avec la population congolaise est très simple et encore intact : une fois que tu as rencontré et fraternisé avec les gens, tu peux tout filmer. Ils n’ont pas de problème d’image, à se demander ce qu’on va en faire.
La force de ce pays, c’est le temps présent. La vie est précaire. Beaucoup de personnes ne savent pas toujours si elles auront de quoi manger le soir-même. Demain est très loin. Le futur est abstrait. Les gens sont là, tout de suite, complètement, et restent naturels lorsqu’on les filme. On n’a jamais demandé à quelqu’un de ne pas regarder la caméra.
Corto Vaclav : Médard adore la caméra. Il lui faut toujours quelqu’un pour le regarder. Que ce soient ses adeptes ou des blancs avec une caméra cela ne change pas grand chose. Il ne nous a jamais rien refusé. Aucune restriction. Mais on lui montrait les images...
Est-ce que l’on se pose les questions de responsabilités et d’écueils à ne pas franchir ?
Corto Vaclav : Il était important pour nous de s’écarter du regard que pose généralement l’Occident sur l’Afrique, en présentant ce continent comme rongé par des fléaux, des maladies, des guerres. Bien sûr, les problèmes existent, ils sont nombreux mais c’est surtout la force de vie et de résistance que nous avons voulu mettre en lumière.
Cette tradition magique remonte au temps du Royaume Kongo, mais depuis l’arrivée des Européens au XVème siècle elle n’a cessé d’être malmenée. Les pratiquants ont été pourchassés, assassinés. Ce qu’ont fait les colons sur place a été extrêmement violent. Faire un film sur cette tradition qui survit, se réinvente et s’adapte tout en faisait sentir le poids du passé, est déjà une responsabilité. Les Africains ne vont pas consulter les féticheurs par curiosité. On ne plaisante pas avec ces choses-là.
Hadrien La Vapeur : Le risque majeur était de faire un film superbe narrativement mais être complètement hors sujet par rapport aux traditions spirituelles. Nous avons passé beaucoup de temps avec les Congolais à parler de la magie, des esprits, des cycles de réincarnation. Et on a fait valider le film par des grands initiés.
Le visible et l’invisible cohabitent dans le film. Cela résume parfaitement la question de la foi mais comment capte-t-on et retranscrit-on cette frontière ?
Hadrien La Vapeur : Nous avions depuis les premiers tournages ce désir presque impossible : comment filmer l’invisible ? Et comme les caméras ne peuvent pas le faire, ce défi était encore plus passionnant. Nous avons essayé de faire ressentir la présence des esprits.
Corto Vaclav : Cela passait d’abord par filmer la transe. L’esprit d’un mort descend, et il vient s’incarner dans le corps d’un homme ou d’une femme pour rentrer en communication avec le monde des vivants. C’est la manifestation la plus parlante, la plus courante. Par ailleurs, la religion Ngunza est une tradition animiste dans laquelle on voue un culte aux génies de la nature, et c’est dans les remous du fleuve, les vapeurs de fumée ou le souffle des vents que nous avons cherché à capter les vibrations des éléments.
Parlez-nous des sirènes…
Hadrien La Vapeur : Elles sont entrées dans le film avec ces histoires de tractopelles chinoises qui menaçaient de détruire leur environnement. Les sirènes sont des esprits qui vivent dans les eaux. Depuis des siècles, les hommes entretiennent des relations avec elles et du fait de leur puissance, elles ont une place très particulière dans la société congolaise. Mais c’est un sujet assez tabou et donc délicat à aborder dans un film. Si l’on pouvait comparer le monde des sirènes à un iceberg, nous sommes seulement restés dans notre film dans la partie émergée.
Le film s’ouvre par une voix-off narrative qui décale le concept de documentaire et introduit l’idée d’un conte dans l’écriture et la mise en scène…
Corto Vaclav : Là-bas, tout te renvoie sans cesse à l’enchantement, aux mythes et aux esprits. La réalité dépasse parfois la fiction. Aller dans la direction du conte coulait de source. Concernant cette voix-off, nous cherchons souvent à décoller le son de l’image et ainsi à nous extraire du réalisme. De la même façon, il y a dans le film de nombreux plans avec des angles de caméra travaillés qui sont rarement utilisés dans le documentaire. Par ce langage visuel de fiction, nous voulions que le spectateur s’accroche à nos personnages et à celui de Médard en particulier.
ZOOM
Le Congo, un personnage à part entière du film
Le Congo est un personnage à part entière évoqué à travers ses traditions mais aussi son histoire : la colonisation, les prêtres catholiques, la présence actuelle des Chinois...
Corto Vaclav : Depuis l’arrivée des blancs, les Ngunzas sont des résistants. Ne serait-ce que par leur volonté de conserver leurs traditions. Concernant les Chinois, ce n’est pas à proprement parler une colonisation même s’ils sont extrêmement présents. Ils sont un visage parmi d’autres du capitalisme sauvage. Les Chinois sont en train d’acheter le pays. En prêtant de l’argent à l’Etat, ils obtiennent en contrepartie des concessions de très longue durée. Ils travaillent avec leurs grosses machines, exploitant les carrières qui sont sur les berges à la sortie de Brazzaville, indifférents à la façon dont ils dénaturent le paysage. Ils le font disparaître. Mais là encore, c’est en suivant Médard que nous avons filmé tout cela. Et cela allait dans le sens du propos du film. Médard parvient à déplacer les sirènes. Il entre à son tour dans la résistance.
Hadrien La Vapeur : Le Congo est en construction. Les entreprises chinoises ont lancé de gros chantiers il y a cinq ans mais tout a été bloqué depuis la chute du prix du baril de pétrole. Malgré cette confusion, la population tente d’avancer. C’est compliqué, avec la pauvreté, la difficulté pour accéder aux soins hospitaliers, le manque de travail et de perspectives. Forcément, les habitants veulent connaitre la modernité telle que nous la vivons en occident. Reste cet univers magique intrinsèquement lié aux africains. Une profonde vibration spirituelle qui n’a jamais pu leur être enlevée. Elle a résisté aux époques, à la colonisation, aux campagnes d’évangélisation. C’est un monde qui ne pourra jamais disparaitre, car il s’adapte, change de forme, se renouvelle. Et ce n’est pas un détail ni une entrave à l’émancipation. C’est l’Afrique d’aujourd’hui et de demain.
Propos recueillis par Xavier Leherpeur