ATIQ RAHIMI, un Afghan parti à la rencontre du Rwanda
"Le rapport entre le sacré et la violence m'obsède"
Après Terre de Cendres et Syngué Sabour, l’écrivain et cinéaste afghan Atiq Rahimi (Prix Goncourt, Un Certain Regard), revient avec une adaptation éponyme du roman de Scholastique Mukasonga Notre-Dame du Nil.
Vous adaptez ici le roman Notre-Dame du Nil de Scholastique Mukasonga (Prix Renaudot 2012). C’est la première fois que vous travaillez à partir de la prose de quelqu’un d’autre…
Atiq Rahimi : Mes deux premiers long-métrages de fiction, Terre et cendres et Syngué Sabour, Pierre de patience, étaient en effet inspirés de mes propres romans.
Avec Notre-Dame du Nil l’expérience était d’autant plus particulière qu’il s’agissait d’une autofiction et que le récit prenait place au Rwanda, un pays que je ne connaissais pas. Lorsque la productrice Marie Legrand m’a proposé cette adaptation, j’ai d’abord hésité. Elle avait, me semble-t-il, aimé ma façon de traiter la figure féminine dans Syngué Sabour et pensait que j’étais « la personne idéale ». Je n’en savais rien avant d’aller sur place. Il fallait que je ressente d’abord « l’âme du pays » pour m’engager.
Le cinéaste afghan Atiq Rahimi sur le tournage de Notre-Dame du Nil.
Avant même de vous rendre sur place, quelle connaissance aviez-vous du Rwanda ?
Atiq Rahimi : Comme tout le monde, elle se limitait surtout au génocide de 1994. Un drame qui se mêlait inévitablement dans mon esprit - avec la guerre fratricide de mon pays d’origine, l’Afghanistan, commencée deux ans plus tôt. Là aussi, tout a commencé sur le terrain politique pour se resserrer autour des questions d’ethnies, de races, voire de religion…
A cette époque, je venais de perdre mon frère, tué pendant la guerre. Éclate également la guerre civile en Yougoslavie. La période était particulièrement violente. Le mutisme du monde entier face à ces trois tragédies m’a horrifié.
Bref, depuis cette époque, j’ai toujours voulu aller en Afrique noire et précisément au Rwanda qui, tel un miroir, invite l’humanité à s’y contempler, à y ressentir ses blessures, et à s’y reconnaître dans ses horreurs et douceurs.
Ce film était donc une occasion magnifique…
Atiq Rahimi : Avant de partir, j’ai lu beaucoup de livres et visionné presque tous les films, fictions et documentaires sur l’histoire du Rwanda, mais rien ne pouvait remplacer la rencontre directe avec la population. J’avais bêtement en tête l’image d’un pays très violent, chaotique, avec du bruit et une effervescence permanente.
Arrivé là-bas, le silence, la douceur, l’ordre… m’ont immédiatement surpris. Les gens avaient des visages apaisés. Tout autour, les collines recouvertes d’une brume donnaient une impression de quiétude. Ce premier voyage a été une découverte impressionnante qui m’a convaincu de m’embarquer dans cette belle aventure cinématographique.
Aviez-vous lu Notre-Dame du Nil à sa sortie en 2012 ?
Atiq Rahimi : Bien sûr. Avec Scholastique nous nous sommes connus en 2008 au Salon du Livre de Montréal. Je me souviens que l’hôtel où nous logions a pris feu et nous nous sommes retrouvés comme tous les autres clients, dans les sous-sols de l’hôtel en plein milieu de la nuit, donc tous en pyjama !
Quand Notre-Dame du Nil a paru, je l’ai lu tout de suite et beaucoup aimé. Je ne savais pas alors que j’allais devoir essayer de rentrer dans la psychologie des personnages de ce livre, de sonder le monde intérieur et l’imaginaire d’un peuple dont je ne savais rien… C’est vertigineux quand on y pense.
Est-ce que paradoxalement, les différentes contraintes (culturelles, liées à l’époque…), permettaient une plus grande liberté d’action ?
Atiq Rahimi : Même quand je traite de l’Afghanistan, qui est pourtant mon pays d’origine, je le fais avec une certaine distance spatio-temporelle. J’ai toujours du mal à raconter et filmer d’une manière directe et immédiate les événements qui me touchent. Je ne sais pas reconstituer les réalités historiques et sociales par une narration réaliste et naturaliste. J’aime réinventer un monde fondé sur mes propres expériences et réflexions.
Notre-Dame du Nil est un roman personnel, presque autobiographique, structuré comme une chronique, dans un institut que l’auteure avait connu. Quelle est ma place là-dedans ? Et je ne parle pas de légitimité mais d’inspiration. Je ne voulais pas répéter ce que Scholastique a si bien écrit dans son livre.
Il fallait retravailler la matière, sortir du fait historique précis pour créer un récit universel autour de la tragédie humaine. Car le cinéma, contrairement à la littérature, est plus fragile face à ce genre de récit ; il peut tomber facilement dans l’anecdotique.
A quel moment avez-vous trouvé votre place au sein de ce récit ?
Atiq Rahimi : Après mon premier voyage au Rwanda. Dès que j’ai retrouvé dans cette culture une chose qui m’obsède depuis que j’écris des livres et que je tourne des films : le rapport entre le sacré et la violence.
La pensée du philosophe René Girard à travers son livre La Violence et le Sacré me suit depuis que je suis étudiant. Or, Notre-Dame du Nil ne parle que de ça.
L’intrigue se passe dans un institut catholique pour jeunes filles dans les années 1970. On y voit des jeunes filles a priori insouciantes qui vont brutalement être au coeur d’un mécanisme de violence irréversible au nom de leurs origines.
Le Rwanda des années 1970, comme l’Afghanistan d’ailleurs, est un pays dominé par un pouvoir absolu. Ce n’est pas le peuple qui décide et choisit son système politique pour le meilleur et pour le pire, mais des élites, des technocrates et des chefs.
Le génocide des Tutsi en 1994 n’a pas été commis d’une manière immédiate et sans prémices. Tout a commencé à partir de 1959 avec le renversement de la monarchie par le clan Hutu. Puis, en 1973, avec la chasse des élites et des intellectuels afin de préparer ce que l’on appelle « Le Génocide populaire ». Il leur fallait d’abord chasser puis anéantir la conscience rwandaise. C’est dans cette période préparatrice que se déroule l’histoire de Notre-Dame du Nil.
Il y a déjà eu des films très réussis et forts traitant du génocide rwandais de 1994. Mais ce qui m’intéressait dans le livre de Scholastique, c’était de remonter aux origines, afin de bien voir que cette opposition interethnique avait d’abord été conçue par les premiers colons allemands. Ce sont eux qui au XIXe siècle, avaient décidé de séparer farouchement les Rwandais. Avant, ce peuple se distinguait simplement par leurs classes sociales et leurs métiers ; et non guère par leurs origines.
Dans le film, lorsque nous sommes chez Monsieur de Fontenaille interprété par Pascal Greggory, je montre à l’écran de vieilles photos et de vieux dessins où l’on voit des Hutu, des Tutsi et des Twa poser ensemble. Et puis, à côté, il y a celles d’un anthropologue allemand en train de mesurer le nez d’une personne, pour mieux établir des différences physiques entre les individus.
On en revient à la notion de sacré, de mythe. Pour mettre les gens en opposition, on sacralise une partie du peuple afin de lui donner l’illusion de sa supériorité. Comme dans la Bible, que je cite lors d’une séquence à l’église, où le prêtre fait référence au fameux passage de Noé. Certains colonialistes et racistes interprètent ce texte en liant le sort de Canaan à celui de tous les descendants de Cham, pour justifier l’esclavage des noirs.
Cette violence s’insinue peu à peu et paraît d’autant plus irréelle qu’elle surgit dans un environnement protégé du monde extérieur…
Atiq Rahimi : En effet, lorsqu’on va aujourd’hui au Rwanda, on est surpris de voir dans le paysage et sur les visages tant de douceur et de beauté paisible, malgré leur passé sanglant. On a du mal à imaginer qu’une des horreurs les plus atroces de l’humanité a été commise ici.
Mais je n’ai pas voulu, comme dans tout ce que j’ai écrit et filmé, faire de cette horreur un spectacle de violence. D’autant plus que l’histoire du film se passe dans un institut catholique de jeunes filles, perché en haut d’une colline, coupé de la réalité du monde. Je filme d’abord les jeunes filles dans leur rêverie et dans leur candeur ; puis lentement et progressivement, l’introduction de la politique et l’influence de la religion qui vont transformer leur univers angélique en un monde cauchemardesque.
Le sacré s’insinue partout et se retrouve même dans votre façon de regarder les visages de ces jeunes filles…
Atiq Rahimi : Le sacré, c’est sublimer quelque chose, donc une recherche constante de la beauté. C’est une des caractéristiques de l’art sacré depuis la nuit des temps. Je voulais faire de chacune de ces 20 jeunes filles présentes dans cet institut catholique, une icône.
Mais derrière cette sublimation et toute cette beauté, une violence naît peu à peu. A partir du moment où cette violence prend le dessus, plus rien n’est esthétisé. Au contraire, l’image perd soudain de sa luminosité, le cadre, son harmonie. Tout est saccadé, heurté... La violence vient casser la beauté et la douceur du pays.
C’est pour cela que le film s’ouvre sur ces sublimes images d’une nature souveraine avec cette fille qui se baigne, comme purifiée…
Atiq Rahimi : Absolument. Le film est un va-et-vient constant entre la mémoire et la rêverie. Cette première séquence d’ouverture, puis le générique du début annoncent ce ton du film.
Cette fille insouciante qui nage avec tant de grâce est la figure de la jeunesse rwandaise d’aujourd’hui, puis en off sa grand-mère lui raconte, sous forme des légendes et des contes, sa propre histoire et celle de son pays. Ensuite, la caméra pénètre dans le dortoir où les filles sont en train de dormir. Rêve et mémoire d’un peuple, ce qui est plus beau et précieux à filmer.
Parmi les 20 jeunes filles, aucune n’a vraiment le rôle principal. Il y avait une volonté consciente de les mettre sur un pied d’égalité ?
Atiq Rahimi : Le livre est écrit de cette manière. Le fil rouge, c’est Virginia que l’on suit du début à la fin, mais ce n’est pas à travers elle que le récit est vécu. Se dégage peu à peu le tandem formé par Gloriosa la Hutu, et Modesta, la métisse - moitié Hutu, moitié Tutsi. A l’époque, dans toutes les institutions de ce genre, il y avait des quotas de filles Tutsi.
Comment avez-vous trouvé les actrices qui incarnent les pensionnaires de l’institut ?
Atiq Rahimi : Au Rwanda, il n’y a pas vraiment de jeunes acteurs et actrices professionnels, hormis ceux et celles qui jouent dans les séries TV. Nous avons donc créé un atelier à Kigali. J’avais dit à la responsable du casting que je ne voulais pas connaître les origines des futures actrices. Peu m’importait de savoir si elles descendaient de parents Hutu ou Tutsi. Ce qui est drôle, c’est que dans le film, Gloriosa qui incarne une Hutu particulièrement méchante, est en réalité fille de Tutsi.
Nous avons travaillé durant deux mois avec les jeunes filles sélectionnées. Et j’ai demandé à ma fille Alice, qui est comédienne et a le même âge qu’elles, de m’aider. Cela a installé d’emblée un climat de confiance. Nous avons fait des exercices classiques d’improvisation puis nous avons travaillé à partir du scénario. Je ne voulais surtout pas qu’elles déforment leur jeu en prenant exemple sur des actrices françaises ou américaines. Il y avait une fraîcheur et une authenticité à préserver. Elles restituent à l’écran leur propre gestuelle et leur diction.
Parliez-vous avec elles du génocide et des traces qu’il a laissées dans la société ?
Atiq Rahimi : Bien sûr. Avant et après chaque séance d’atelier, j’organisais des entrevues individuelles avec les filles. Elles me parlaient de ce que leurs parents et leurs écoles leur racontaient.
Un jour, j’ai dit à une psychologue rwandaise, qui m’a beaucoup aidé pour la voix off : « C’est beau la façon dont le Rwanda parvient à tourner la page de cette tragédie ! » Elle m’a répondu cette phrase magnifique : « C’est beau en effet de tourner la page, à condition de l’avoir lue ! » La société rwandaise a entrepris un vrai travail de mémoire. Il y a un mémorial, les élèves étudient cette histoire à l’école. En revanche, dans la vie de tous les jours, les gens évitent d’en parler.
Le film est divisé en quatre chapitres : « L’innocence », « Le sacré », « Le sacrilège » et « Le sacrifice » … Pourquoi ?
Atiq Rahimi : Cette progression n’était pas dans le livre. C’était une façon de me réapproprier les choses car je travaille depuis un certain temps autour de ces thèmes-là. Ces chapitres n’en sont pas au sens strict, ils ne viennent pas rompre la fluidité narrative.
On pourrait d’ailleurs les supprimer mais j’y tenais, c’est important de nommer les choses. Les titres de ces chapitres, écrits en kinyarwandas, ne sont pas aussi conceptuels que dans la langue française. « L’innocence » c’est : « l’enfant qui sourit même à son ennemi » ; « Le sacré », « ce qui est nommé par Dieu » ; « Le sacrilège », « oublier le nom donné par Dieu » et enfin « Le sacrifice », c’est « le bouc-émissaire ». Ces nuances étaient difficiles à traduire et à intégrer comme intertitre dans le film.
Monsieur de Fontenaille dit aux deux jeunes filles Tutsi qui viennent le voir « Je veux sauver la légende, afin de sauver les Tutsi ! » Comment faut-il interpréter cette affirmation ?
Atiq Rahimi : J’ai pris l’image d’un colon assez particulière. Il reste très mystérieux, on ne sait pas si c’est un fou, un pervers… Je ne voulais pas tomber dans l’image du colon façon Tintin au Congo avec le chapeau et le short. C’est une liberté que j’ai prise avec le livre.
Monsieur de Fontenaille fait partie de ces blancs qui recherchent l’authenticité d’un peuple, pour en faire un mythe fondateur. Il est sans doute sincère lorsqu’il dit ça, ses intentions semblent bonnes, sauf qu’il est en train d’alimenter une légende sur laquelle sera fondé le génocide. Comme l’ont fait les chrétiens dans beaucoup de pays. Le colonialisme et le christianisme se sont souvent aidés à créer des mythes pour diviser et régner.
Monsieur de Fontenaille essaie tant bien que mal de réintroduire le rêve qui a été confisqué à tout un peuple…
…Peut-être, mais cela engendre aussi de la violence. C’est tout le problème !
Quelle est cette voix-off qui se fait entendre à plusieurs moments du film ?
Atiq Rahimi : Cette voix, c’est celle du peuple rwandais, son imaginaire, son esprit. J’ai demandé à Florida Uwera surnommée « la diva de la musique rwandaise » de prêter sa voix magnifique. Ce qu’elle a gentiment accepté.
Dans le dortoir, on distingue des photos de personnalités de l’époque accrochées au mur :
Brigitte Bardot, Johnny Hallyday… Que des blancs…
Atiq Rahimi : « Peau noire, masques blancs » selon la formule de Frantz Fanon. Le rêve pour toutes ces jeunes filles, c’est le monde blanc. Elles ont été élevées comme ça. Une des soeurs de l’Institut dit d’ailleurs : « L’Afrique c’est pour la géographie, l’Histoire c’est pour l’Europe. » Le fantasme de tous ces pays c’est d’être dans l’Histoire que l’Occident écrit. Comme le personnage de Véronica dans mon film qui rêve de jouer dans un film de Blancs.
La séquence où la peinture marron de la statue de Notre-Dame du Nil s’efface et laisse apparaître la peau blanche cachée en-dessous est en cela très significative. Là, c’est le masque noir sur la peau blanche, qu’une des filles regrette !
Parmi les personnages énigmatiques, il y a aussi cette sorcière…
Atiq Rahimi : Elle représente l’archétype de la croyance du peuple rwandais. Le christianisme vient plus tard, de l’extérieur ; il est le fruit de la colonisation. Pour ces jeunes filles, cette sorcière est inconsciemment un refuge dans leur imaginaire ancestral, à chaque fois qu’elles sont menacées par l’église, ou par le colonialisme et la violence politique. Comme on voit dans les deux dernières parties du film.
Où avez-vous tourné le film ?
Atiq Rahimi : Dans un village près du lac Kivu, dans le district de Rutsiro. L’endroit est un institut catholique encore en activité avec des bâtiments récents et d’autres, plus anciens. Il est perché dans les hauteurs, et difficilement accessible. Une fois sur place, c’est très impressionnant avec cette église qui domine tout.
Nous avons tourné entre octobre et décembre, 7 semaines en tout, durant la saison des petites pluies. Cela rendait les conditions encore plus difficiles, mais je tenais à tourner à ce moment-là avec cette lumière très changeante entre les nuages et le soleil, créant souvent des demi-teintes.
ZOOM
Parlez-nous de la musique…
Atiq Rahimi : La musique d’un film m’obsède toujours, et je peux changer d’idée en cours de route, en fonction du rythme et du ton que donne le montage au film.
Lorsque j’étais au Rwanda, j’écoutais constamment trois albums d’un trio de jazz formé par Aldo Romano, Henri Texier et Louis Sclavis. Il y a quelques années, ils ont effectué un voyage en Afrique noire. Ils s’arrêtaient dans différents villages pour jouer. Lorsque mon monteur, Hervé de Luze m’a demandé des musiques références pour le montage, je lui ai logiquement apporté quelques morceaux de ces albums. Ils sont finalement restés.
C’était cette musique-là, aérienne, qui berçait mes nuits rwandaises, influençant, je crois, même ma mise en scène. Certains titres ont des noms qui trouvent d’étranges résonnances avec mon film : Dieu n’existe pas, Les petits lits blancs…
Matthias Turcaud