CEUX QUI SORTENT DANS LA NUIT de Mutt-Lon, roman dense qui vous happe
Grasset
Le fantastique, vecteur d'un discours fort sur l'Afrique
Romancier prometteur, Mutt-Lon a été révélé en 2013 par " Ceux qui sortent dans la nuit ", salué par le prix renommé Ahmadou Kourouma. Alors que va paraître en janvier 2020 son troisième livre, "Les 700 aveugles de Bafia", nous revenons sur ce qui fait de lui un auteur à suivre.
Lecteur chevronné, Mutt-Lon a étudié la biochimie, puis enseigné les mathématiques, avant de travailler aujourd'hui comme monteur à la CRTV, la télévision nationale camerounaise. Après treize années laborieuses sans trouver un éditeur, sa patience a finalement été récompensée, puisque Grasset a publié pour la France, en 2013, son premier ouvrage, Ceux qui sortent dans la nuit - avant la consécration via le prix Ahmadou Kourouma.
Choqué néanmoins que son livre puisse être lu à Genève ou Montréal, et non à Yaoundé ou Libreville, Mutt-Lon a beaucoup insisté auprès de son éditeur pour que le livre puisse atteindre le lectorat auquel il était d'ailleurs destiné en priorité, en Afrique. Grâce à une louable initiative de l'Alliance des éditeurs indépendants - via son label "le livre équitable" -, le roman se retrouve aux éditions Eburnie en Côte d'Ivoire, aux éditions Apic en Algérie, Graines de Pensées au Togo, Sankofa & Gurli au Burkina Faso, Proximité au Cameroun, Amalion au Sénégal, et Ganndal en Guinée Conakry - où nous avons rencontré l'auteur à l'occasion du troisième salon du livre pour la jeunesse.
A l'image des intérêts pluriels de l'auteur, Ceux qui sortent dans la nuit s'avère un roman riche et gourmand, secouant thèmes et genres, et relevant autant de l'enquête policière, de la science-fiction ou du roman historique que de la chronique documentaire et du récit d'apprentissage. Mutt-Lon s'y plaît à emmener le lecteur sur une piste, avant de bifurquer soudain, sans crier gare.
En résulte un tourbillon assez ébouriffant d'émotions corrélées. L'humour, aussi, ne se terre jamais très loin - à notre grand bonheur ! Puis, tout en racontant une histoire prenante de sorciers camerounais "ewusus", sortant de leurs corps la nuit pour régler des conflits locaux, à l'aide de leurs super-pouvoirs étonnants, l'auteur n'en oublie pas moins de distiller un discours très porteur sur l'Afrique, et ses ressources insoupçonnées.
Les super-pouvoirs de ces "ewusus" méconnus symbolisent astucieusement l'immense potentiel du continent africain ne demandant qu'à s'exprimer. Parmi eux, des scientifiques fort doués rendent attentifs à l'anomalie consistant dans le fait que la science africaine reste si largement occultée voire raillée ! Jeune "ewusu" nouvellement enrôlé, qui en oublie - pour garder aussi la vie sauve - le projet pourtant ferme de venger sa jeune sœur trop bavarde, le narrateur du roman Alain Nsona est chargé par l'érudit Ada d'aller chercher en 1705 une formule permettant de dématérialiser les objets, maîtrisée à l'époque par un certain Jam-Libe.
Revisitant un pan de l'Afrique précoloniale tout aussi méconnue, Mutt-Lon exhorte également ses lecteurs à puiser dans la "richesse patrimoniale de l'Afrique" et de ce legs si précieux. A travers cette incursion inattendue, fruit d'un voyage dans le temps non avare en péripéties inventives, il insiste sur le rôle capital de la transmission, notamment en Afrique, tout en affirmant au passage son affection marquée pour les villages et leurs traditions. La technique du "retour dans le temps" véhicule ainsi un message profond : dans le passé se trouve peut-être la réponse pour assurer un avenir pétillant.
Un extrait peut donner une idée de cette nostalgie d'une époque révolue, comme du style de Mutt-Lon, sa tendresse marquée pour ses personnages, sa justesse et son humour sans cesse conjugués : "A midi, c'était Ngo Bagi ou Ngo Moussu qui me conviaient à manger du ndolé chez elles. Et Ngo Moussi, cette jeune femme, il fallait la voir... Avec ses vingt-deux ans, son beau visage, ses seins en poire et un derrière à troubler un consistoire, elle était le rêve secret du notable normal. Quand je voyais tous ces hommes qui lui tournaient autour, ces chasseurs qui prétendaient n'avoir rien pris dans leurs pièges mais qui allaient par-derrière déposer un hérisson dans sa cuisine, et même le pasteur qui insistait pour qu'elle intègre la chorale, je ne pouvais que les plaindre. Les pauvres, s'ils savaient que Ngo Moussi était une ewusu débridée, que quand ils venaient dans la nuit cogner à sa fenêtre, c'était du haut d'un cocotier qu'elle les observait."
Fort, déjà, d'un titre envoûtant, très simple et poétique en même temps, Mutt-Lon arrive à nous embarquer avec une étonnante fluidité pendant ce grand voyage pourtant difficile à résumer pour quelqu'un qui n'a pas encore lu le livre.
ZOOM
Un autre extrait puissant : plaidoyer pour une Afrique forte et émancipée
"Si l'Afrique est aujourd'hui la dernière de la classe, c'est certainement parce qu'elle refuse de se battre avec toutes les armes dont elle dispose.
Un continent n'a pas le droit de receler tant de richesses, visibles et invisibles, et de rester à mendier, se traîner poussivement à la queue du mouvement mondial, consommant honteusement le produit de la science des autres sans daigner fouiller dans sa besace afin d'apporter la contrepartie qui valorise tout échange se voulant mutuellement bénéfique."
Remerciements à Marie-Paule Huet et Aliou Sow des éditions Ganndal pour nous avoir permis de rencontrer Mutt-Lon.
Matthias Turcaud