Un Océan, deux mers, trois continents de Wilfried N’Sondé
Actes Sud
Wilried N’Sondé se confronte directement à l’esclavage par le prisme d’une histoire étonnante et méconnue.
Ecrivain français d’origine congolaise, également enseignant et musicien, Wilfried N’Sondé a pu se distinguer déjà par sa langue chatoyante et ciselée, dans Berlinoise par exemple.
A l'occasion de la sortie de son nouveau roman Un Océan, deux mers, trois continents, lauréat du Prix Ahmadou Kourouma, nous le rencontrons à l’Institut Français de Maurice où il a donné deux conférences, « Ecrire sur l’esclavage » et « Adolescence, désir et souffrance ».
Quel a été le point de départ d’Un océan, deux mers, trois continents ?
Wilfried N’Sondé : Le point de départ c’était l’envie de revisiter l’histoire de la traite. En 2008, en allant au Congo, mon oncle m’a appris qu’il y avait eu des marchands d’esclaves parmi mes ancêtres. Je ne faisais donc pas partie des descendants de victimes, mais des descendants de bourreaux. J’ai compris que l’histoire de la traite était beaucoup plus complexe que ce que je pensais.
Je cherchais une espèce de porte d’entrée dans cette histoire-là, et je suis tombé sur ce personnage, Nsaku Ne Vunda. Je l’ai rencontré dans un livre qui faisait partie de la bibliographie de la thèse de mon frère, qui est historien et spécialiste du royaume du Kongo. Ce qui m’a interpellé c’est d’apprendre qu’au début du XVIIème siècle le pape Clément VIII voulait qu’un Africain siège au Vatican, en tant qu’ambassadeur de son royaume d’Afrique, ce qui me paraissait complètement surprenant. Je pensais que les Africains étaient seulement, à cette époque-là, sous le regard des Européens, des esclaves potentiels.
Ca m’a intéressé, ainsi que le fait que, sur le chemin de Luanda à Rome, il soit passé par le Brésil et donc monté sur un bateau qui transportait des esclaves, des gens qui avaient la même couleur de peau que lui, sauf que lui n’était pas avec eux. Sur ce bateau-là, on ne peut donc pas dire qu’il y avait des Noirs et des Blancs, des Africains et des Européens, mais des esclaves, des matelots, des officiers, un ambassadeur et un capitaine. La distribution des rôles était sociale et non pas raciale. Toute l’histoire de l’esclavage c’est une histoire de soumission, de domination et de commerce, qui n’est pas exclusivement basée sur des critères « raciaux ».
Aviez-vous des appréhensions avant d’écrire Un océan, deux mers, trois continents ?
Wilfried N’Sondé : Oui, parce que je n’avais jamais écrit de roman qui se passait dans une période aussi lointaine et je savais aussi que c’était difficile de trouver des documents sur l’esclavage, surtout des 16ème et 17ème siècles. C’était aussi très compliqué de trouver des documents traitant de la société du royaume du Kongo, parce qu’il y a très peu d’écrits. C’est un royaume qui n’avait pas d’écriture à proprement parler, les témoignages qu’on en a viennent d’observateurs européens. Il fallait donc faire un gros travail de recherche et de regroupement. Ca m’effrayait un peu, mais au final c’était très intéressant.
C’est un sentiment de nécessité qui vous a guidé ? Vous aviez besoin d’écrire ce livre ?
Wilfried N’Sondé : Oui, ça vaut pour tous mes livres. Je pense que la littérature est intéressante dès l’instant où l’auteur sent une espèce d’urgence. Ca me semblait important d’écrire ce livre, c’est pour ça que j’ai quand même passé sept ans à l’écrire. Ca me semblait important d’avoir un regard nouveau, parce que nous sommes les héritiers de cette histoire-là, tous, qu’on soit Africains, Européens, Américains, du Nord, du Sud, des Caraïbes. Nous héritons de cette histoire dramatique, douloureuse, donc c’est vraiment important de décortiquer, de séparer le vrai du faux pour savoir exactement de quoi on a hérité.
Les sept ans consacrés à l’écriture peuvent-ils aussi s’expliquer par le nombre de réécritures ?
Wilfried N’Sondé : Oui, ça vaut pour chacun de mes livres aussi. Je suis vraiment de ceux qui considèrent que l’écrivain n’écrit pas, il réécrit constamment pour être au plus juste et au plus précis. Spécialement pour ce livre-là, j’ai eu des difficultés à inventer une langue. Je ne savais pas d’abord avant de commencer qu’il y avait eu des prêtres dans le royaume du Kongo, qui n’étaient pas européens, et donc la grande question c’était : comment parlait un prêtre du royaume du Kongo ? Personne ne le sait, et ça m’a pris du temps d’inventer cette langue.
Comment est venu le choix d’un récit à la première personne, avec des incursions en italique et à la troisième personne du singulier épousant d’autres point de vues ?
Wilfried N’Sondé : Le choix de la première personne est venu tard. Au début j’écrivais à la troisième, mais ce n’était pas satisfaisant, parce que la troisième personne éloigne le lecteur. Or c’était important pour moi que le lecteur vive au plus près tout ce que les personnages vivent. Quand on utilise la première personne, on rapproche le lecteur. Ca me permettait aussi tout de suite d’écrire cette histoire avec toute la sensibilité et la naïveté du personnage.
Je m’étais renseigné sur toute la période, sur la navigation du XVIIème siècle, sur les conditions de navigation spécifiques aux bateaux qui transportaient des esclaves. Au bout d'un moment j’étais moi-même saturé d’informations et ce que j’écrivais relevait plus du cours d’histoire que de la littérature. L’intérêt de revenir à la première personne était que j’avais affaire à quelqu’un qui monte sur un bateau et qui n’y connaît rien. En choisissant la première personne, on ne peut raconter que ce que la personne voit, sent, vit. Ca, ça me plaisait bien, mais, du coup, je n’avais plus toute la largesse de perspective que j’avais avec la troisième personne. Or c’est une période très mal connue, mais sur laquelle nous avons des perceptions très solidement ancrées.
Pour resituer vraiment le contexte il fallait quand même que je puisse élargir le champ de vision, d’où les incursions en italique qui rappellent ce qu’était le contexte. Je dis ça parce qu’il y a une semaine, il y a eu un post d’un journaliste ou blogueur sur le livre. Le post est élogieux, j’en suis content, mais le type commence en disant : « A l’époque où le Congo était une colonie portugaise ». Non, justement non, mais ça c’est parce que dans sa tête à lui, comme nos têtes à tous au XXIème siècle, l’Afrique a toujours été une colonie. Or c’est faux, la colonisation commence à la fin du XIXème siècle, sauf en Algérie où elle commence en 1830. Malgré ce souci de re-contextualisation, les perceptions sont tellement fortes qu’elles s’appliquent, donc si je n’avais pas fait cet effort-là, ç’aurait été pire.
C’est un livre très violent, très dur à la lecture. Comment avez-vous géré cette violence ?
Wilfried N’Sondé : Bien sûr que c’est violent, mais ce n’est pas ce que j’écris qui est violent, c’est l’esclavage. Quand des êtres humains mettent d’autres en esclavage, qu’ils les enchaînent, c’est violent. C’est pour ça qu’il faut condamner l’esclavage, parce qu’il conduit à ces horreurs-là. Et encore, j’ai fait le tri, j’ai écrit le moins horrible, parce que je ne voulais pas que le livre soit sinistre. C’est insoutenable : des femmes nues enchaînées dans un bateau des semaines et au-dessus il y a des hommes, donc c’est la porte ouverte à toutes les horreurs.
Encore une fois, s’il faut se battre contre l’esclavage, c’est parce que c’est tellement horrible. Aussi, je me suis dit, pour rendre hommage à ces femmes, ces enfants, ces hommes qui ont souffert, c’était important de dire que c’était ça dont ils avaient souffert. On passe beaucoup de temps aujourd’hui à se disputer sur qui a fait quoi, « ce n’était pas nous, c’était eux ». Ayons l’humilité de penser à celles et ceux qui ont souffert. Souvenons-nous de ça pour que ça n’arrive plus.
Sur le bateau le prêtre Nsaku Ne Vunda se lie d’amitié avec une femme déguisée en matelot, Thérèse… Cette relation, l’avez-vous imaginée ou en avez-vous découvert une trace dans vos recherches ?
Wilfried N’Sondé : C’est le fruit de mon imagination, mais motivé aussi par l’observation et par la déduction. Un bateau c’est un endroit clos où la hiérarchie est très stricte, mais on peut imaginer qu’il a lié une amitié avec quelqu’un, et il y avait des jeunes femmes qui, pour embarquer, se travestissaient en hommes. Ce travestissement est un phénomène réel pendant toute l’histoire de la navigation sur les voiliers. Pour voyager les femmes devaient se travestir, sinon elles devenaient la prostituée de tout le bateau. C’est aussi parce que ce livre traite bien sûr de l’esclavage, mais également de toutes les discriminations et de la soumission.
Or pour moi la soumission fondamentale est celle que subissent les femmes, aujourd’hui encore. C’était donc important d’introduire un personnage féminin dans cette histoire-là, pour rappeler ça. Quand, en 1848, la France abolit l’esclavage, il est dit que les anciens esclaves obtiennent les droits civiques, mais c’est faux, parce que ça ne concerne pas les femmes. Les femmes ont attendu un siècle pour avoir le droit de vote, mais ni l’historien ni le législateur n’ont jugé utile de le préciser. Les femmes n’ont pas obtenu les mêmes droits que les hommes. La discrimination sexuelle perdure même quand la discrimination raciale cesse, ça il faut le rappeler. Aujourd’hui, dans l’esclavage moderne, on compte énormément de femmes, esclaves sexuels, domestiques… C’est un phénomène encore massif.
Quels sont les écrivains que vous aimez ?
Wilfried N’Sondé : Kourouma, les Romantiques du XIXème siècle, Baudelaire, Goethe, Chateaubriand, Nerval, Isabel Allende qui a une force narrative incroyable… Après, je pourrais en citer vingt-cinq.
Quels sont vos personnages de fiction préférés ?
Wilfried N’Sondé : Corto Maltese, Meursault, Lantier, Astérix…
Vos mots préférés ?
Wilfried N’Sondé : Délice, universel, métamorphisme.
C’est une question assez privée, mais on est tenté de vous la poser vu que votre protagoniste est prêtre : êtes-vous croyant ?
Wilfried N’Sondé : La croyance pour moi est une ressource humaine, comme l’intelligence. Je suis croyant, mais je ne suis pas déiste et je ne suis rattaché à aucune religion. Comme je le fais dire au personnage à la fin, moi aussi je crois à l’existence d’une passion d’amour entre les humains, celle qui fait de la vie sur terre une expérience sublime. Je crois en ça, donc je suis croyant.
ZOOM
Un Océan, deux mers, trois continents, lauréat du Prix Ahmadou Kourouma
Vous avez obtenu pour ce roman le prix Kourouma. Quelle signification cette récompense a-t-elle eu pour vous ?
Wilfried N’Sondé : C’était une immense joie, d’un parce que ça faisait quand même la quatrième fois qu’un de mes livres était en lice pour ce prix, je me disais que je ne l’aurais jamais… Aussi, parce que c’était le premier prix que ce livre a reçu, c’était donc une superbe reconnaissance.
J’ai beaucoup d’admiration pour Kourouma qui est pour moi un auteur majeur. Il a été remis en plus le jour anniversaire de l’abolition de l’esclavage en 1848, donc il y avait tout un faisceau d’événements et de symboles qui étaient très forts. On m’a remis le prix sur le stand du salon africain de Genève, donc c’était bien d’avoir cette reconnaissance-là dans ce cadre-là, c’était important.
Propos recueillis par Matthias Turcaud à l’Institut Français de Maurice le 13 septembre 2018