WANURI KAHIU : "Je voudrais que ce film Rafiki pousse un cri, là où des voix ont été tues."
Rafiki de Wanuri Kahiu met en scène deux jeunes femmes kenyanes attirées l’une vers l’autre contraintes de choisir entre amour et sécurité...
À Nairobi, Kena et Ziki mènent deux vies de jeunes lycéennes bien différentes, mais cherchent chacune à leur façon à poursuivre leurs rêves.
Leurs chemins se croisent en pleine campagne électorale au cours de laquelle s’affrontent leurs pères respectifs.
Entretien avec la réalisatrice Wanuri Kahiu qui a fait sensation sur le Croisette à l'occasion du 71ème festival de Cannes et dont le film Rafiki est interdit au Kenya parce qu'il traite d'homosexualité.
Quel a été le point de départ pour ce film ?
Wanuri Kahiu : À la fin de l’adolescence, j’ai vu un film sur de jeunes africains qui étaient amoureux. Je n’avais jamais vu encore un baiser dans un film africain. Je me souviens de l’effet de surprise, d’émerveillement et d’excitation, et de la façon dont ce film a bousculé l’idée que j’avais d’une histoire d’amour. Avant ce film, les sentiments étaient réservés aux étrangers, pas à nous. Imaginer des Africains qui se tiennent par la main et qui s’embrassent, et trouver cela normal, était tout simplement incroyable.
Des années plus tard, j’ai été à nouveau saisie en lisant Jambula Tree de Monica Arac de Nyeko. Comme je suis romantique, je me suis imaginé la gaieté des jeunes filles de Jambula Tree, et en tant que réalisatrice, il m’a semblé important de montrer la beauté de jeunes Africains amoureux, et d’apporter ces images au cinéma.
Pouvez-vous expliquer le titre, Rafiki ?
Wanuri Kahiu : Rafiki signifie ami en Swahili, et souvent, les gays et lesbiens kenyans s’abstiennent de présenter leur partenaire. À la place, ils les appellent « rafiki ».
Comment avez-vous trouvé vos deux actrices ?
Wanuri Kahiu : J’ai d’abord rencontré Samantha, lors d’une fête chez des amis. Elle ressemblait exactement à ce que j’avais imaginé de Kena. Je ne savais rien d’elle, mais j’ai vite appris qu’elle était batteuse. J’ai été contente qu’elle veuille passer une audition, et absolument ravie lorsqu’elle a accepté le rôle. Je savais ce que ça voulait dire que de jouer un rôle de ce genre au Kenya. Je savais qu’allaient s’ensuivre des conversations difficiles avec les amis, la famille et peut-être allions-nous devoir faire face à une opposition du gouvernement. Malgré tout, Sam n’a pas reculé, elle s’est engagée dans le projet et elle a fait naître le personnage de Kena avec tout son amour.
Sheila a passé l’audition avec son habituelle joie de vivre. Elle était charmante, curieuse, et la façon dont elle joue Ziki s’accorde bien au personnage de Kena, plus affirmé et responsable. Sheila n’a pas accepté le rôle immédiatement, mais une amie lui a rappelé à quel point il est important de parler et de montrer des relations homosexuelles, ce qui l’a poussée à dire oui.
Comment avez-vous réussi à trouver le ton juste pour les scènes d’amour ?
Wanuri Kahiu : Nous voulions montrer la douceur en même temps que la maladresse du premier amour et cette volonté de prendre tous les risques, et même de le choisir. C’est pourquoi nous avons laissé les silences maladroits, les regards intenses, les dialogues improvisés et la fluidité des mouvements entre Kena et Ziki.
Pour créer cet univers, nous nous sommes inspirés d’artistes telles que Zanele Muholi, Mickalene Thomas et Wangechi Mutu, dont le travail exprime la féminité, la force et le courage. Nous cherchions à montrer ces qualités dans le film, et à les faire exister dans le quartier animé de Nairobi où se déroule l’action.
La chef décoratrice s’est servie de ces influences pour construire une esthétique hybride, maximaliste, sale, en mélangeant des textures et des imprimés de la tradition kenyane avec des tissus produits en série, du mobilier d’époques et de styles différents, et en utilisant une palette riche de couleurs vives et lumineuses.
Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui au Kenya de raconter cette histoire, de réaliser ce film ?
Réaliser un film sur deux jeunes femmes qui s’aiment pose la question des relations homosexuelles en Afrique de l’Est, qui fait partie, plus largement, de la question des droits humains.
Au cours des cinq années passées à développer ce film, nous avons assisté à une évolution inquiétante du climat anti-LGBTI en Afrique de l’Est. Certains films de la région ainsi que des émissions de télévision internationales ont été interdits pour des raisons de contenu LGBTI. Ce climat a étouffé les discussions sur les droits LGBTI et a réduit la liberté d’expression.
Mais j’espère avant tout que mon film sera vu comme une ode à l’amour, qui ne se passe jamais sans heurts, et comme un message d’amour et de soutien à ceux d’entre nous qui doivent choisir entre l’amour et la tranquillité. Je voudrais que ce film pousse un cri, là où des voix ont été tues.
Les droits LGBT en Afrique sont très limités. Les gays subissent des discriminations, des persécutions, et parfois même, ils risquent la mort, mais récemment ils ont commencé à se battre pour trouver leur place dans la société.
Pensez-vous que votre film va aider à changer les choses ?
Wanuri Kahiu : Pendant le tournage, nous avons longuement discuté des relations homosexuelles avec les acteurs, l’équipe, nos amis, nos proches, et d’autres, issus de la société toute entière. Rafiki fait naître des conversations sur l’amour, les choix et la liberté. Non seulement la liberté d’aimer, mais aussi la liberté d’inventer des histoires.
Nous espérons que ces conversations nous rappellerons que nous avons tous le droit d’aimer, et que la négation de ce droit par la violence, la condamnation et la loi est une violation de notre raison d’être fondamentale : la possibilité de l’amour.
ZOOM
Au coeur d'un quartier animé et vivant de Nairobi
Le film se passe à Nairobi. Comment avez-vous choisi les différents lieux, et quelle importance ont-ils à vos yeux ?
Wanuri Kahiu : Nous avons choisi un quartier animé et vivant de Nairobi. Après quoi, nous avons réécrit le scénario pour y situer l’action. C’est un quartier assez vaste, avec des églises, des écoles, des magasins, entouré par un mur dont une des ouvertures donne sur un barrage. Là-bas, tout le monde se connaît et tout se sait, la vie privée est un luxe.
Nous voulions aussi que le quartier reflète la population de Nairobi, des boda-boda, les chauffeurs de moto, aux hommes politiques de différents bords, en passant par les vendeurs en kiosques qui relaient les ragots. Le quartier bruyant, éclatant, intrusif s’opposait parfaitement à l’espace secret, calme, intime que les filles essaient de créer.
Matthias Turcaud