Kemtiyu Cheikh Anta ou le retour de Cheikh Anta Diop
Kemtiyu Cheikh Anta est le deuxième documentaire dédié à Cheikh Anta Diop, figure emblématique du Sénégal, mais dont les travaux historiques demeurent controversés.
Cheikh Anta Diop était tout autant historien, anthropologue, et physicien par son approche multidisciplinaire, il a tenté de retracer les origines africaines de la civilisation Egyptio-Nubienne.
Afrocentriste, Diop cherchait à émanciper l’héritage historique africain de ce qu’il voyait comme un joug occidental prenant l’histoire Africaine en tenaille. Cette approche, immortalisée dans ses travaux les plus connus (Nations nègres et culture : de l'Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l'Afrique noire d'aujourd'hui(1954); Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique?(1967); Civilisation ou barbarie (1981) a très rapidement suscité critique et scepticisme scientifique, et est depuis restée marginale dans l’historiographie africaine.
C’est cette apparente contradiction que le film Kemtiyu Cheikh Anta explore en reconstruisant la carrière d’un intellectuel qui a donné son nom à la principale université de la capitale sénégalaise, Dakar, mais dont les idées y furent interdites pendant plusieurs décennies.
Le film débute en février 1986 : le mois où Cheikh Anta Diop mourut. Tandis que les journaux pleuraient la mort d’un « Pharaon », ceux qui lui ont survécu se rappellent un homme d’une immense honnêteté et intégrité. Le film nous ramène alors au commencement de la carrière académique de Diop, quand, arrivant en France en 1946 (âgé de 23 ans), il entreprit des études de mathématiques et philosophie à la Sorbonne.
C’est en France que Diop développe son goût pour l’interdisciplinarité sous la supervision bienveillante de grandes figures intellectuelles : le philosophe Gaston Bachelard, l’anthropologue Marcel Griaule, ou encore le physicien Frédéric Joliot-Curie.
Retour au Sénégal, entre recherches et opposition politique
En 1960, alors que le Sénégal s’apprête à devenir indépendant sous l’égide de la Fédération du Mali, Cheikh Anta Diop rentre au Sénégal où il poursuit ses recherches sur l’Afrique antique, fondant le premier laboratoire de datation carbone à l’Institut Fondamental de l’Afrique Noire.
Il joue par ailleurs un rôle politique, animant le principal parti d'opposition (le Bloc des Masses Sénégalaises) au président Senghor. Déjà de 1950 à 1953, il avait été secrétaire général de la branche sénégalaise du Rassemblement Démocratique Africain, parti fondé par l’ivoirien Félix Houphoüet-Boigny.
Toutefois, le film ne dit que très peu sur la carrière politique de Diop. Si l’on apprend qu'il devient une figure majeure de l’opposition, les raisons qui animent son combat contre Senghor restent obscures.
De l’opposition politique (et sans doute intellectuelle), ne reste qu’une dispute personnelle quelque peu manichéen : d’un côté un président dépeint comme à la solde de l’ancien colonisateur, la France (en effet, l’université sénégalaise est restée française dans ses statuts jusqu'en 1970) et qui refuse de soutenir (et reconnaître l'utilité) plus avant les recherche de Diop; de l’autre, un authentique intellectuel Africain (il faut mentionner ici que le titre du film, « Kemtiyu » fait référence au nom de l’Egypte antique « le pays de ceux qui sont noirs ») qui cherchait à décoloniser l’histoire africaine.
On ne peut que regretter que la complexité de la politique sénégalaise ne soit ainsi ramenée à ce qui ne serait pas plus que du ressentiment mal placé.
De la nécessité de décoloniser l'histoire africaine
On pourra également regretter que Kemtiyu Cheikh Anta n’ait pas renouvelé les perspectives d’analyse du legs historique et intellectuel de Cheikh Anta Diop, et se soit limité (à travers des entretiens peu diversifiés, peut-être à cause du manque d'archives disponibles) à chercher à réhabiliter Cheikh Anta sur un terrain scientifique qui ne dépasse que trop le cadre du documentaire biographique. Le film a toutefois le mérite de présenter des extraits de la pensée et des discours de Diop sur un thème passionnant : la décolonisation de l’histoire africaine.
C’est là une question que la littérature et la philosophie a pris, depuis les années 1980, à bras le corps et qui ne cesse de se développer (voir les chroniques surNgugi wa Thiong’oouAchille Mbembe). Le film souligne l’importance de réfléchir sur la manière dont l’histoire ouvre la voie à l’indépendance de la pensée et sur l'importance du panafricanisme comme stimulateur d'une pensée africaine libre, deux thèmes chers à Diop
Ce dernier, qui avait traduit la théorie de la relativité d'Einstein en wolof, tenait justement à la diffusion de la connaissance dans les langues africaines – tout comme le kenyan Ngugi wa Thiong’o plaidera, à peine quelques années plus tard pour le développement de l’histoire et de la littérature africaine dans les langues africaines, comme un moyen de "décoloniser l’esprit".
C'est justement sur une pétition menée dans l'enceinte de l’Université Cheikh Anta Diop pour enfin permettre l’enseignement des travaux de son maître éponyme, que Kemtiyu Cheikh Anta se termine.
Voir la bande-annonce du film :
ZOOM
Le réalisateur, Ousmane William Mbaye
William Ousmane Mbaye est né à Paris en 1952.
Réalisateur de nombreux documentaires, le cinéaste sénégalais s’attache tout particulièrement aux portraits historiques, comme Mère-Bi (2008), documentaire sur sa mère, Annette Mbaye d'Erneville, première femme journaliste du Sénégal, ou encore Président Dia (2012), documentaire qui retrace la carrière de l’ancien compagnon politique de Senghor, Mamadou Dia et que Senghor fera emprisonner pour 12 années à la suite d’une grave crise politique en 1962.
Comme il le livre dans une interview au journal sénégalais Le Soleil, Ousmane William Mbaye cherche, à travers ses documentaires, à faire revivre à la fois des figures historiques trop souvent oubliées et un cinéma sénégalais qui a grandement souffert des coupes budgétaires et fermeture de salles.
Son dernier documentaire, Kemtiyu Cheikh Anta a reçu le prix du meilleur documentaire au Panafrican Film Festival de Los Angeles (Etats-Unis).
Anaïs Angelo