Dans les F(l)ammes de notre histoire contemporaine
La parole de femmes des quartiers révélée dans F(l)ammes, d’Ahmed Madani.
Elles viennent des quartiers. Leurs parents d’ailleurs. Ces dix jeunes femmes disent avec force et courage leur intimité et leur relation ambivalente avec « la grande famille française ».
Dans ces récits sensibles, on entend le rejet, la stigmatisation subie, le besoin de reconnaissance, l’envie de rassembler la famille fragmentée, l’identité enfouie... Ces sentiments, nous les partageons tous. Ils dépassent la simple question de la couleur de la peau.
A un point de la pièce, l’intime rejoint l’Histoire. Et nous comprenons : « Sans reconnaissance des identités, il ne peut y avoir d’avancée ! »
Entretien avec Amed Madani, auteur et metteur en scène de cette pièce nécessaire.
Vous qualifiez les comédiennes de F(l)ammes d’expertes de leur quotidien. Vous parlez à propos de votre processus d’écriture d’une dialectique du don et du contre-don d’histoires. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez travaillé à l’écriture et au montage de cette pièce ?
Ahmed Madani : L’écriture n’a démarré qu’à partir du moment où les protagonistes étaient rassemblées. Je voulais absolument partir de leur sensibilité. De leur matière humaine pour m’engager dans l’élaboration du texte.
Les principes de travail mis en œuvre au moment des différentes rencontres-auditions ont été identiques à ceux développés par la suite lors de la recherche scénique et dramaturgique.
Ces rencontres-auditions si elles m’ont permis de rencontrer des candidates, m’ont également permis de valider une méthodologie de travail basée sur l’intuition plus que sur l’improvisation. Je laissais le plus souvent mon inspiration se développer en observant les visages, les attitudes, les réactions lors de petits exercices très simples comme marcher sur le plateau, dire son nom, ce qu’on aimait le plus, le moins, parler de sa mère, de sa famille, de l’école ou en lançant des sujets de discussion en apparence anodins qui débouchaient sur des conversations passionnantes. Lors des pauses, j’ai également beaucoup écouté leurs conversations qui semblaient être hors sujet, mais qui me nourrissaient beaucoup.
Ces dix-huit mois de rencontres avec près d’une centaine de jeunes femmes ont été très riches et m’ont fourni, in-situ, un vivier d’informations très significatives dans laquelle j’ai par la suite puisé pour valider mon récit.
Une fois l’équipe de création constituée, nous avons poursuivi notre recherche sans grande différence d’avec ces temps de rencontres-auditions. Le protocole de travail était très clair et très simple. L’écriture pouvait alors se mettre en marche. Sa forme inspirée de l’oralité, du conte et empreinte par moment de poésie, de légèreté, dans une langue qui pouvaient être nourrie de formules du quotidien autant que d’un verbe soutenu, restait très directe, vive et immédiate.
C’est par l’écriture que les protagonistes sont devenues des interprètes et ont quitté la sphère du témoignage pour entrer dans celle du théâtre. Le texte une fois établi et proposé à celle qui le met en bouche lui donne la possibilité de sortir d’elle-même tout en restant elle-même. Ainsi, l’écriture dépasse et inclut une parole singulière pour la rendre plurielle et lui donner une dimension plus universelle. Les improvisations n’étaient pas fréquentes, mais les conversations étaient au contraire très nombreuses, sur les sujets les plus variés, réparties en temps de paroles individuels et collectifs.
Dans cette démarche, l’écriture et la mise en scène se sont élaborées à partir de la matière humaine vibrante de ces jeunes femmes qui en me livrant leurs joies, leurs blessures, leurs espérances devenaient comme des pelotes de fils, de différentes couleurs, de différentes textures. J’étais une sorte de lissier qui dessinait lui même son carton et avec son métier à tisser, travaillait la nuit puis au matin soumettait sa tapisserie.
Cette tapisserie, réalisée à partir de tous ces fils multicolores propose une vision où les conditions singulières de chacune s’entremêlent et sont transcendées. Les spectateurs peuvent ainsi se reconnaître dans une œuvre qui ne se limite pas aux seules problématiques de race, d’identité, de couleur de peau, mais questionne notre humanité.
Qui sont les femmes qui interprètent votre pièce. Elles ne sont pas professionnelles. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Ahmed Madani : Ceux sont des jeunes femmes qui ont répondues à mon appel. Elles étaient une centaine, originaires de diverses villes de banlieue. Il fallait que leurs parents aient des racines éloignées de la France, qu’ils aient vécu l’exil. Elles devaient être jeunes, non professionnelles, représentatives d’une certaine jeunesse des quartiers populaires. Elles devaient avoir le courage de parler d’elle, de livrer leur sensibilité, d’ouvrir leur cœur, de ne pas avoir honte de leur histoire, et accepter ma méthode de travail. C’était là l’enjeu essentiel.
Elle devait aussi avoir envie de s’engager dans une aventure longue qui nécessitait une grande disponibilité, une grande autonomie, et une certaine indépendance par rapport à leur famille... Tout cela était important pour pouvoir répondre aux longues tournées et aux sessions de résidences de recherche qui avaient lieu loin de leur domicile.
Pouvez-vous nous parler du titre de votre pièce ? Que signifie t-il ?
Ahmed Madani : Je cherchais un titre fort, signifiant et polysémique. Le feu, les flammes et cette capacité des femmes et de cette jeunesse à enflammer le monde, la vie... Je voulais évoquer tout cela.
Le L entre parenthèses peut signifier « des elles reniées », « des intimités niées », « des ailes coupées ». Dans nos sociétés patriarcales, les ailes des femmes sont coupées. Et sans feu, il n’y a pas de vie sur terre. On représente toujours la féminité à travers l’eau. Je trouve que la féminité peut aussi être feu.
Votre pièce précédente, Illumination(s) évoquait également à grand renfort d’expérience vécue, le quotidien de jeunes hommes des quartiers. F(l)ammes est le pendant Féminin de cette pièce. Un troisième volet théâtral est prévu. Pouvez-vous nous parler de cette trilogie ?
Ahmed Madani : F(l)ammes raconte combien la part des femmes est considérable. Depuis des siècles, elles s‘affranchissent de nombreux freins. Les femmes de cette pièce sont exemplaires et courageuses. Leurs aînées et leurs benjamines sont subjuguées de les voir.
Dans les quartiers populaires, elles sont trop souvent silenciées et invisibilisées. Les médias les représentent comme écrasées, dominées, soumises, dans des rôles insignifiants au regard de la grande histoire et sans capacité d’agir sur le monde, alors que c’est tout le contraire qui se passe.
F(l)ammes les révèlent et leur offre la possibilité de prendre la parole. Leur présence sur la scène est irradiante. Elles montrent qu’elles sont engagées dans la vie sociale. Elles sont jeunes et parlent au nom de toutes les femmes qui se lèvent chaque jour pour que les hommes vivent.
Leur récit s’effectue d’un point de vue sensible et poétique et révèle une part cachée du roman national. C’est peut-être cela qui trouble le spectateur. L’engouement du public pour cette création n’est pas étonnant, car elle est politique au sens où elle interpelle la « polis », c’est-à-dire la vie de la « cité » au sens grec du terme. Lorsque l’on révèle cette intimité là, on s’aperçoit qu’elle est partagée par beaucoup de gens. Ce théâtre de l’intime prend sa dimension spectaculaire parce qu’il s’adresse avec détermination, vivacité, joie et plaisir à chacune et chacun d’entre-nous quelle que soit notre origine.
En ce qui concerne le dernier volet de la trilogie, je ne peux rien en dire à ce jour. Je n’en ai pas la moindre idée et ne veux surtout pas y réfléchir maintenant. Il viendra de lui-même le moment venu.
Votre théâtre est une occasion pour ces femmes de s’approprier leur identité, une parole. D’inverser le rapport de domination dans lequel elles sont. Pouvez-vous nous parler du rôle, selon vous, que doit jouer le théâtre dans la société ?
Ahmed Madani : Ces jeunes femmes nous racontent des histoires qui par certains aspects sont métaphoriques et paraboliques et qui enfilées les unes après les autres, telles des perles d’un même collier, restituent une sorte de mythologie du quotidien. Le roman Français dont on nous rebat les oreilles, a trop longtemps exclu une partie de la population qui y a beaucoup contribué, celle des femmes et des immigrés.
Les enfants des immigrés sont français et ils sont sur cette scène pour raconter leur histoire et celle de leurs parents. F(l)ammes est une pièce sur la famille de France qui a aussi ses enfants non reconnus, cachés dans des placards. S’il n’y a pas cette reconnaissance, la famille ne pourra pas se réunir. Je réalise un théâtre pour réunir et non pour séparer. Un théâtre pour réconcilier.
Et il n’y a pas de réconciliation sans consolation. Mon théâtre est par certain aspect un théâtre de la consolation. Nous avons tous besoin de consolation pour avancer, même si notre besoin de consolation est impossible à rassasier (Stig Dagermann). Je suis comme le colibri qui apporte sa goutte d’eau pour éteindre l’incendie de la forêt, j’apporte ma modeste part de réconfort pour parvenir à cette consolation…
Plus d’information sur la tournée et Madani Compagnie : http://madanicompagnie.fr/
F(l)ammes est à paraître Chez Actes Sud-Papiers en juin 2017 dans un recueil incluant Illumination(s).
Le DVD sortira chez Axe Sud en 2017.
ZOOM
Ahmed Madani répond au questionnaire d'Africa Vivre
Quel est l'ingrédient indispensable pour créer une pièce poétique et engagée, selon vous ?
Ahmed Madani : Je ne peux pas vous répondre car je ne sais pas ! A ce jour je n’ai pas encore trouvé la recette ! Un mélange de hasard et de nécessité sans doute.
Quelle est, pour vous, la journée parfaite ?
Ahmed Madani : C’est une journée où je suis en harmonie avec moi-même ! Quelle que soit l’activité, que je lise, écrive, que j’aille au théâtre, que je cuisine, que je me promène, je sois en famille, tout ça est merveilleux à vivre quand cela se fait dans la joie.
Quel est la femme politique (africaine) pour laquelle/lequel vous voteriez les yeux fermés ?
Ahmed Madani : Personne ne me parle actuellement !
Dans dix ans, où serez-vous ?
Ahmed Madani : Je n’en ai aucune idée. Je serai peut-être mort.
Si la pièce F(l)ammes devait se résumer en un slogan quel serait-il ?
Ahmed Madani : Un slogan sous-entend une dimension publicitaire. Tout le contraire de l’esprit de la pièce. Ces femmes parlent avec leur cœur. Il n’y a rien à vendre ni à acheter. F(l)ammes est un don.
Qu'avez-vous prévu de faire demain (le jour suivant l'interview) ?
Ahmed Madani : Venir au théâtre, comme je le fais tous les jours en ce moment. Regarder la représentation. Encourager les interprètes et accueillir le public. Jouir de cette journée dans la joie tant qu’on est vivant. C’est beau !
Propos recueillis par Eva Dréano