Au-delà du monde : "Histoires Rêvérées" & "Murer la Peur" de Mia Couto
Chandeigne
Il faut la poésie de Mia Couto pour réinventer un monde de guerre, d'après-guerre, pour aller au-delà des peurs, au-delà du monde.
On connaissait la magie de Mia Couto, déjà célébré pour « La Confession de la lionne » en 2015. Cette année, ses nouvelles ont enfin été traduites en français sous le titre tout aussi magique d’ Histoires Révérées. Retour également sur un pamphlet, Murer la peur qui n’a (malheureusement) rien perdu de son actualité.
Ces courtes nouvelles, souvent de quelques pages à peine, nous ouvrent sur des champs infinis de rêves et de visions. Ecrites juste après la guerre qui ravagea le Mozambique de 1977 à 1992, ces nouvelles essayent de ré-enchanter un monde d'âmes meurtries.
Il y a cette petite fille noire aux yeux bleues, couleurs contraires qui lui coûtèrent le nom de « Nouveauté Châtiment » qui disparaît, telle une fleur enracinée, sous une montagne secouée de bombes pour rejoindre son défunt père. Sa mère la regarde, d'un regard qui va au-delà de toute réalité pour voir la beauté de ces retrouvailles funestes :
« Ce qui se passa, qui sait, elle seule le vit. Là, parmi la poussière, ce qui arrivait, c’était les fleurs, celles au regard bleu, qui s’épanouissaient. Et dans un geste concomitant, elles cueillirent la petite. Elle prirent la petite Nouveauté par ses pétales et la tirèrent au fond de la terre. La fille semblait attendre ce geste. Car souriant toujours, elle se supplanta plongée dans le même ventre où elle voyait son père s’éteindre, au-delà des regards, au-delà du temps. » (p.22)
Dans un pays de guerre et d’après-guerre, il n’y a que la poésie qui permette de vivre ou de revivre. Mia Couto crée un univers sans frontière entre le rêve et la réalité, où l’imagination est la clé de la vie, de la survie, et de l’après-vie. Il y a cet aveugle qui décrit un monde étranger à la guerre, il y a ces hérons messagers qui ensanglantent le ciel, ces légendes qui vont et viennent au gré des mémoires.
Le recueil est marqué du signe de l’eau, à la fois rêvée et révérée : l’eau qui donne soif, l’eau de l’accouchement, l’eau des pleurs, l’eau de la bénédiction, l’eau qui reverdit les terres :
« Ces histoires », dit Mia Couto en introduction, « parlent de ce territoire dans lequel nous nous reconstruisons et mouillons d’espoir le visage de la pluie, eau révérée. De ce territoire, dans lequel tous les hommes sont égaux, ainsi : feignant d’être là, rêvant de partir, inventant de revenir. »
Publié dans sa version portugaise originale en 1994, il aura fallu plus de 20 ans pour que la poésie de l’auteur fasse voyager ses lecteurs francophones - Mia Couto a d’ailleurs été couronné du prix de la Francophonie en 2012 pour Pluie Ebahie.
Dans Histoires Rêvérées, Mia Couto ne cesse de fabriquer des mots pour nous plonger un peu plus dans l’infini de l’invention poétique : la pluie qu’on « eaubserve », les « riendreries » des clowns « cadavrépandus », le sang qui coule des cocotiers, oui « Exactemême, du sang, certifié et indiscutable sang ».
Ces Histoire Rêvérées se lisent à la fois comme un recueil de poésie, comme les notes de rêves, comme un journal de voyage. Elles sont certainement un des plus beaux bourgeons de cette rentrée littéraire 2016.
ZOOM
" Murer la peur " de Mia Couto
En 2011, il nous fallait déjà refuser la peur disait Mia Couto à l’occasion des débats internationaux sur les défis de la globalisation organisés lors de la conférence d’Estoril à Lisbonne. Son discours n’a rien perdu de son actualité, ni même de son tragique.
A la peur d’un adolescent qui quitte sa maison natale, a succédé la peur de l’autre instrumentalisée dans un Mozambique colonial bercé par de multiples récits de terreur pendant les luttes pour l’indépendance. Depuis, les discours sur le tout sécuritaire ont fait du chemin, et ont continué d’envahir nos pensées.
Mia Couto s’interroge alors sur ces peurs qui « servent à ce qu’on ne pose pas de questions comme celles-ci : pour quelle raison la crise financière n’a-t-elle pas touché l’industrie de l’armement »?
S’attaquant aux récits sécuritaires qui nous empêchent de vivre autant que de penser, ce petit texte invite à « désapprendre la peur », concluant d’une hésitation à peine voilée : « Et si ça se trouve, il y en a qui ont peur que la peur prenne fin ».
Anaïs Angelo