Romans /
Vivre à Haïti en 2016
Philippe Rey / Actes Sud
Deux superbes romans qui célèbrent la force de vie du peuple haïtien, son espérance pour des jours meilleurs et sa mémoire.
Il est des romans qui absorbent l'actualité, la digèrent et la recrachent pour en faire des petites torpilles venant remuer le lecteur et lui dessiller les yeux.
Et il semblerait qu'Haïti, où politique et création littéraire sont indissociables, apparaisse comme le centre névralgique de ce début d'année 2016 avec deux romans : Les brasseurs de la ville d'Evains Wêche et Kannjawou de Lyonel Trouillot.
Dans le roman d'Evains Wêche, la vie est coriace dans la tentaculaire capitale et on vit à l'heure du brassage, de la débrouillardise. Le bruit et les rumeurs font la pluie et le beau temps et l'art d'esquiver est nécessaire pour éviter les piétons, les étalages de marchandises et les odeurs d'immondices. Afin de survivre, on enchaîne les petits commerces pour « faire marcher le moulin, remplir les tripes et tuer la mort au jour le jour » et on magouille.
C'est cette rengaine que raconte le jeune auteur à travers le quotidien d'une famille de Carrefour, commune située à la périphérie sud de Port-au-Prince. Lui est maître pelle sur un chantier, elle est marchande ambulante de serviettes et bonne à tout faire. Ils tentent d’élever tant bien que mal leurs cinq enfants.
Avec son brevet en poche et ses longues jambes, l’aînée Babette est l'unique espoir de ses parents. Le jour où un certain M.Erickson jette son dévolu sur la ravissante adolescente, le destin de la fratrie bascule jusqu'au point de non-retour.
Sur fond de trafic d'influence, de désinformation de la population et de combines entre le gouvernement et les ONG (un des personnages compare Haïti à « une putain que les membres de la communauté internationale se passeraient à tour de rôle »), Evains Wêche, à travers cette descente en enfer, donne à voir une réalité : la survie au jour le jour. Et de son écriture rythmée et colorée, pleine d'inventivité, dénonçant les états de fait, il donne voix à un peuple qui gronde.
« Je me sens contre. Contre qui ? Contre quoi ? Je m'en fous. Contre tout. Pour commencer, contre ce chauffard qui a failli me tuer. Contre la vie, celle que je mène, celle que j'offre à mes enfants. Je suis contre tout ce qui se passe à la télé, contre tout ce qui se passe dans les rues. Je suis contre tous. Ceux qui se croisent les doigts pour garder leur poste tandis que les millions des programmes, importés afin d'appauvrir les plus pauvres et enrichir les nantis, passent sous leurs yeux. […] Je suis contre les membres du Conseil électoral qui acceptent de publier les faux résultats des élections alors que le pauvre politicien, pour les convictions duquel le peuple a voté, a en main tous les rapports du centre de tabulation qui valident sa victoire. »
Avec Kannjawou de Lyonel Trouillot, direction rue du Cimetière dans un quartier pauvre de Port-au-Prince.
Cinq amis d'enfance s’interrogent sur la marche du monde et leur avenir. Il y a Sentinelle des pas perdus, le narrateur qui retranscrit dans son cahier les choses vues, lues et entendues, Popol son frère, Wodné, aveuglé par le fantasme d'improbables révolutions, et Joëlle et Sophonie, deux sœurs qui se serrent les coudes.
A côté de cette bande, on découvre aussi Man Jeanne, mémoire et sagesse de la rue, ainsi que le petite professeur et ses enseignements.
A ce microcosme lié par les mots, les lectures et les discussions interminables, s'oppose le bar Kannjawou fréquenté par les élites et les représentants interchangeables des ONG, « surentraînés à détourner résolument le regard de l'enfer ordinaire que vit un peuple simplement occupé à ne pas mourir ».
Dans la culture populaire haïtienne, le mot kannjawou désigne la fête et le partage. Mais dans une société mise à mal par des décennies d'occupation militaro-humanitaire et où la violence et l'exclusion sociale battent le pavé, comment rester soudé ? Le dernier livre de Lyonel Trouillot est le vibrant journal d'une jeunesse en colère, qui par sa charge poétique, transcende ses personnages pour en faire des symboles.
« On entend même dix ans trop tard des voix qui dénoncent l'occupant. Tout le monde parle. Et la parole permet de gagner des bons points dans la course au paraître. Ça s'appelle la démocratie. Tu mens et tout le monde t'écoute. Tu dis la vérité, et plus personne n'écoute. Et on te répond par la voix très douce d'une jolie porte-parole au teint hâlé de vacancière, que c'est bien que tu t'exprimes. Mais les fusils restent. Et les chars. Et le malheur. Et le chacun pour soi ».
Destination Port-au-Prince avec Lyonel Trouillot
ZOOM
La littérature haïtienne « au bouche à bouche avec l'histoire » (René Depestre)
Dire de la littérature haïtienne qu'elle est inextricablement liée à la politique est certes un poncif mais il montre une réalité.
Depuis l'indépendance de l'île, la création littéraire a profondément été marquée par le climat sociopolitique.
Que cela soit sous l'occupation américaine (1915-1934) ou la dictature de Papa Doc (1957-1971), l’île d’Haïti a alimenté un creuset d'auteurs militants qui s'érige contre toute forme d'aliénation du peuple haïtien et loue aussi son histoire et sa culture.
Pour n'en citer que quelques-uns : Jacques Roumain (Gouverneurs de la rosée), Jacques Stephen Alexis (Compère Genéral Soleil), Marie-Vieux Chauvet (Amour, Colère et Folie), Anthony Phelps (Mémoire en colin-maillard), Roger Dorsinville (Mourir pour Haïti ou les Croisés d'Esther), Jean Métellus.
Dans leurs pas explosent aujourd'hui sur la scène littéraire internationale de nombreux auteurs confirmés comme Dany Laferrière, Lyonel Trouillot et Yanick Lahens ou encore de jeunes auteurs comme Makenzy Orcel et Evains Wêche, qui prennent à bras-le-corps ces problématiques.
Sarah Gastel