Un Fela Day Festival au Bénin en mars prochain
« Fela est pour moi un génie musical du point de vue de la composition, un virtuose de par sa maîtrise des instruments et un combattant de la liberté »
Passionné de musique, musicien lui-même, un jeune parisien s’est lancé dans l’organisation du premier festival d’Afrobeat au Bénin, pays voisin du Nigéria qui a vu naître ce style musical au tournant des années 1970.
A la faveur d’une publicité sur les réseaux sociaux et un appel à un financement participatif, le projet se concrétise aujourd’hui ; le Fela Day Festival aura lieu les 25 et 26 mars prochain à l’Institut français de Cotonou, au Bénin.
Rencontre avec son créateur Tristan Routier.
Explique nous un peu la genèse de ce projet, que tu dis avoir pensé à ton arrivée au Bénin en 2012 ?
Tristan Routier : En arrivant au Bénin, j’ai tout de suite souhaité me rapprocher de la scène afrobeat étant donné mon goût pour cette musique ; en 2006 avec mon frère, nous avions d’ailleurs créé un orchestre à Paris « Opposite Afrobeat » qui se produit encore aujourd’hui dans la capitale. Malheureusement, j’ai pu constater que bien qu’il existait des artistes se revendiquant de ce courant ou du moins ayant été fortement influencés par l’œuvre de Fela Kuti (l’inventeur de ce style musical) au Bénin, aucun événement n’était dédié à cette musique. C’est à ce moment qu’est née cette idée.
J’en ai alors parlé à Isdeen, Athanase et Eric alias Dagbo, trois artistes doués et engagés que je connaissais déjà et qui avaient une pierre à apporter à l’édifice. Après quelques réunions et quelques jam dans des bar/maquis, ces amis ont proposé de créer une association béninoise qui serait chargée de l’organisation de ce festival.
Afin d’inscrire ce projet dans une démarche de coopération pouvant faciliter les échanges (notamment artistiques) entre le Nord et le Sud, j’ai décidé de mobiliser l’association française que j’avais créé en 2010, Afrique Patrimoine.
Est-ce que l’Afrobeat est une musique connue et écoutée au Bénin mais qui manque de scène ou as-tu plutôt fait le constat d’une musique inconnue malgré sa naissance régionale ?
Tristan Routier : Il me semblait en effet légitime de croire que la proximité entre le Bénin et le Nigéria avait permis d’inscrire durablement l’afrobeat sur le sol béninois. Pourtant, si cela a été le cas à une époque ça ne l’est plus aujourd’hui.
La plupart des personnes qui connaissent Fela Kuti ont la quarantaine ou plus. Les jeunes générations ne connaissent pas, pour la plupart, la musique et encore moins le message véhiculé par le « Black President » ; tout au plus quelques-uns sauront que Fela était un artiste mais la plupart ignore son engagement pour la liberté et la justice. Voilà ce qui a justifié l’organisation du festival à Cotonou, le désir de faire connaître cette musique et ces combats.
Quand on pense Afrobeat, on pense effectivement Nigéria, le géant voisin, peux-tu nous expliquer rapidement son implantation ou accueil béninois, a priori plutôt passé ?
Tristan Routier : Sans être le spécialiste de la musique béninoise, le Bénin et l’afrobeat ont une longue histoire. N’oublions pas que Lagos (ancienne capitale du Nigéria) est seulement à quelques kilomètres de la frontière béninoise.
Enfin, le Bénin a connu une période faste pour la musique, comme en attestent les artistes dont les morceaux ont fait le tour du monde (Angélique Kidjo, Yonas Pedro & Africando ou plus tardivement le Poly Rythmo). Ces artistes, et de nombreux autres, ont bénéficié de l’effervescence qui régnait au Nigéria dans le secteur de la musique et des moyens disponibles (salles de concerts, studios d’enregistrement, presses pour produire des vinyles, etc…). Ils ont été nombreux à rencontrer Fela et à aller le voir se produire.
Depuis, les choses ont changé. Si quelques orchestres continuent à jouer de l’afrobeat, peu se dédient uniquement à ce style. D’autant que cela n’est pas facile à porter. En effet l’afrobeat est teinté d’une couleur partisane, pour ne pas dire politique. C’est un outil, un écrin qui sert à porter un message. Or il n’est pas toujours possible (ou du moins pas très prudent) d’emprunter cette voie, même dans des régimes « démocratiques ». Les pouvoirs en place n’apprécient guère qu’on vienne les critiquer et les enjeux sont tels que les artistes se risquent rarement à dénoncer tel ou tel abus.
J’ai personnellement connu le projet, notamment dans sa phase de recherche de financements participatifs, sur Facebook via la publicité qu’en a fait le groupe parisien Opposite Afrobeat Band. On sait que les réseaux sociaux ont leur influence en Europe, qu’en est-il au Bénin ? Es-tu satisfait de l’écho que tu as eu sur place ?
Tristan Routier : Si la collecte via KKBB a connu un succès en Europe, cela n’a pas été le cas au Bénin. Mais cela était prévisible pour deux raisons.
Tout d’abord, d’un point de vue financier, le salaire moyen au Bénin (équivalent du SMIC) avoisine les 100 € par mois (pour une personne salariée ou fonctionnaire). Dans ces conditions, il est difficile de demander aux amis béninois de participer financièrement (ils se sont en revanche investis autrement, en tant que bénévoles pour l’organisation).
L’autre frein est le problème de l’accessibilité à internet. Si cela fait partie de nos vies en Europe, ce n’est pas encore le cas en Afrique ou du moins pas à la même échelle. Certes les cybercafés se multiplient et les téléphones androïdes chinois permettent désormais à un plus grand nombre de se connecter mais les habitudes des internautes diffèrent encore, notamment pour les raisons financières évoquées plus haut (les gens utilisent les réseaux sociaux et communiquent mais les ventes en ligne ou autres utilisations restent limitées).
Fela Kuti appelait Opposite People les grandes gueules, ceux qui refusent de rentrer dans le rang et de la fermer... L’orchestre Opposite Afrobeat a été créé à Paris en 2008.
Parle-nous un peu des musiciens/groupes que tu as choisis.
Tristan Routier : Quatre orchestres ont été identifiés pour cette première édition. L’orchestre traditionnel Akati d’Abomey, le Gangbé Brass Band, Isdeen & Metalokan et enfin Dagbo & the International African Jazz.
L’orchestre Akati a été créé il y a 20 ans, en développant un style hybride entre deux musiques traditionnelles : le Tchinkoumé et le Zinli. Rien ne les prédestinait à jouer au festival et c’est à la suite d’une visite en 2012 avec mon frère guitariste que cette idée est venue : la musique que nous écoutions était extrêmement proche de la rythmique employée dans l’afrobeat. Ainsi les percussions ne se contentaient pas de donner le rythme, elles donnaient aussi la tonalité. Et peu à peu nous avons décortiqué la méthode afin de bien comprendre le fonctionnement. Nous avons ainsi repris des morceaux d’afrobeat en remplaçant les instruments par des percussions (les deux guitares par deux cloches, la basse par une calebasse d’eau, la grosse caisse par une courge, etc…). Le résultat fut étonnant et nous avons voulu associer les Akati au projet pour mettre en évidence le lien entre les rythmes traditionnels béninois et la base rythmique et mélodique de l’afrobeat.
Le Gangbé Brass Bans n’est plus à présenter. Il fait partie des orchestres béninois modernes qui ont réussi à trouver leur place sur la scène béninoise et internationale. L’histoire d’amitié avec le Gangbé Brass Band a démarré avec Athanase qui joue du cornet ; Athanase est une perle, tant sur le plan musical que relationnel. Il a accepté dès le début de s’investir dans le projet et de répéter avec les autres musiciens impliqués.
Le dernier album des Gangbé Brass Bans, Go Slow to Lagos a été enregistré à Lagos, il a bénéficié du soutien de Femi Kuti (le fils) qui y a participé.
Tous les musiciens du Gangbé se disent profondément marqués par l’œuvre de Fela et adhèrent pleinement aux idées et aux valeurs du panafricanisme, si chères à Fela.
En ce qui concerne l’orchestre d’Isdeen & Metalokan, j’avais été mis en contact par Nazaire Bello, un ami béninois vivant à Paris à l’origine des soirées Afrobeat No Limite (le Fela Day parisien). J’ai ainsi contacté Isdeen du groupe dès mon arrivée et je suis allé le retrouver dans son antre à Akpakpa, un quartier de Cotonou. Tout y était prêt pour la répèt : batterie, basse, guitare, clavier, percussions, sans oublier les amplis. Je venais de découvrir un îlot de créativité perdu dans un quartier très précaire.
Au fil des discussions j’ai fait plus ample connaissance avec Isdeen qui m’a raconté ses voyages guitare à la main, du Cameroun au Ghana en passant par le Nigéria. Il s’arrêtera quelques semaines à Lagos dans la « Kalakuta Républik » où il rencontrera Fela Kuti.
Quant à Eric alias Dagbo, en quelques années, il a réussi avec son orchestre l’International African Jazz à se réapproprier l’afrobeat de Fela en conservant tous les codes (du maquillage au vestimentaire en passant par la scénographie et les gimmick).
Il a écumé les boites et les salles de concert de Cotonou et a produit un disque d’une grande qualité tant au niveau du son que des mélodies. Il a également organisé en 2015 deux concerts hommage à Fela Kuti qui ont connu un grand succès.
"Fela est pour moi un génie musical du point de vue de la composition, un virtuose de par sa maîtrise des instruments et un combattant de la liberté pour son engagement et les risques qu’il a pris."
Que représente pour toi Fela Kuti encore aujourd’hui (le père de l’Afrobeat) ? Penses-tu qu’il ait de dignes héritiers en 2015 ?
Tristan Routier : C’est une vaste question. Comme je l’ai dit plus haut, j’ai consacré mes dix dernières années à l’afrobeat, en m’investissant dans des orchestres ou en aidant à promouvoir ce style et les valeurs qu’il véhicule. Africaniste de formation et engagé en tant que citoyen français dans la lutte contre la Françafrique, l’afrobeat me sied comme un gant.
Mais le côté artistique m’a également profondément marqué. Diriger un orchestre de plus de dix personnes que cela soit en Europe ou en Afrique, c’est extrêmement compliqué. Il faut avoir de l’autorité (une autorité légitime) et un sens artistique très développé.
C’est aussi la complexité des compositions de Fela Kuti qui m’a séduit, paradoxalement avec son aspect minimaliste. En effet, chaque instrument se limite à jouer une partie relativement simple mais qui vient s’inscrire dans un ensemble beaucoup plus vaste. C’est la synchronisation de tous ces éléments qui en font la complexité.
La question des héritiers est complexe. Comment pourrait-on égaler Fela sur tous ces terrains ? Si certains artistes sont de bons compositeurs ou d’autres de bons instrumentistes (tels que Antibalas Afrobeat Orchestre, Fanga, Les Frères Smith ou encore les anciens musiciens de Fela Tony Allen, Délé Sosimi, Oghene Kologbo, Segun Damisa), j’en connais peu voire pas qui prennent de tels risques en s’engageant sur le volet politique. A l’exception de ses deux fils, Seun et Femi pour lesquels j’ai une grande sympathie, je ne vois pas d’artistes qui cumulent ces trois aspects.
Le vois-tu, comme l'était cette musique pour son créateur, comme un festival engagé, politique ?
Tristan Routier : Voilà une question délicate. Comme je l’ai dit précédemment, je suis au Bénin depuis 2012 dans le cadre de mon travail. Vous comprendrez qu’il m’est difficile voire impossible de m’aventurer sur le terrain politique (ou du moins dans le sens où on l’entend ici).
Ce n’est pas mon rôle et cela me desservirait plus qu’autre chose. Cela a beaucoup été discuté avec mes amis artistes au Bénin mais ces derniers, conscients des risques qu’ils encourent, sont très prudents. N’oublions pas que Fela a passé plusieurs séjours en prison, qu’il a été torturé, accusé à tort. Personne ne veut se retrouver derrière les barreaux pour avoir critiqué tel ou tel politicien corrompu ou en dénonçant tel scandale qui est d’ailleurs connu de tous.
Concernant le festival, nous avons souhaité aborder ces questions en conservant notre neutralité. Nous avons ainsi souhaité traiter la thématique de la lutte contre la corruption au cours du festival. Le format n’est pas encore arrêté mais nous avons quelques idées. Quoiqu’il en soit, les questions qui minent nos sociétés seront abordées dans une logique d’échange entre les organisateurs, les artistes et le public.
Enfin, que peut-on te souhaiter pour les 25 et 26 mars prochain ?
Tristan Routier : La première chose c’est l’audience. Nous espérons arriver à mobiliser le public sur deux jours ce qui n’est pas évident. Nous espérons aussi intéresser un public néophyte pour atteindre l’objectif premier qui est de faire davantage connaitre l’œuvre de Fela et son combat, notamment aux jeunes générations.
Et pour finir, nous espérons que ce ne sera que la première étape d’un processus qui s’inscrira dans le temps et qui permettra de créer des passerelles avec d’autres Fela Day à travers le monde, pour aider les artistes à voyager et à rencontrer leurs pairs dans d’autres pays.
« Shakara » de Fela Kuti
ZOOM
Le Fela Day Festival au Bénin, un festival pluriartistique !
Tristan Routier : Nous avons souhaité donner une couleur « pluriartistique » à notre festival.
Parce que l’univers de Fela Kuti et de l’afrobeat ne se limitent pas à la musique. Regardez un concert de Fela Kuti et vous verrez que les danses sont essentielles dans le spectacle, de même que les décors, comme en atteste la scène du Shrine à Lagos (la mythique boite de nuit de Fela Kuti, aujourd’hui reprise par son fils Femi Kuti), qui ressemble davantage à un temple qu’à une scène de concert.
Enfin le côté théâtral me semble essentiel. Fela était un grand acteur, qui savait jouer avec le public, le faire réagir et participer. Et c’est ce qui impressionnait, de voir le tribun en action.
Concernant les conférences, nous aurions aimé consacrer un temps du festival pour aborder des thèmes liés à la vie de Fela et susciter des échanges avec les festivaliers. Le format n’est pas encore arrêté. Cela pourrait être sous la forme de scénettes ou de sketchs sur la corruption et/ou sur le VIH Sida, deux combats qui ont marqué la vie de Fela Kuti.
Propos recueillis par Julia Dufour