Pétales de Sang, de Ngũgĩ wa Thiong'o, classique de la littérature kenyane et grande fresque historique d'un Kenya post-indépendance
Présence Africaine
L'ouvrage signa le début de sombres années d'emprisonnement et d'exil.
A travers quatre personnages aux destins tristement entremêlés, Ngugi wa Thiong'o, célèbre écrivain kenyan, dénonce une indépendance confisquée par une petite bourgeoisie dite néo-coloniale, et dépeint la désolation des masses populaires tour à tour sacrifiées et oubliées.
Ces quatre personnages principaux ont deux points en commun : ils sont seuls, ayant coupé plus ou moins brutalement les liens déjà fort mutilés d'avec leurs familles, et leur isolement les a tous conduit au même village aussi perdu que desséché qu'est Ilmorog.
Il y a Godfrey Munira, petit enseignant et vilain petit canard d'une famille dominée par le sombre charisme d'un père ultra-chrétien et riche propriétaire terrien.
Il y a Abdulla, le boiteux qui tient un petit commerce poussiéreux où les villageois ne s'aventurent que très rarement. Il a pour compagnon un vieil âne et son petit frère Joseph, qui, silencieusement, encaisse chaque jour les ordres cassants d'Abdulla.
Arriveront soudainement Wanja, une jeune femme à la beauté fatale et au passé mystérieux, venue vivre avec sa grand-mère, et Karega, un jeune homme à la verve communiste enfouie sous une éducation ratée et une vie de misérable petit vendeur de bords d'autoroute qui ne semble pas le quitter.
Ngugi wa Thiong'o
Le roman s'ouvre sur une triple arrestation, celle de Munira, Abdulla et Karega, accusés d'un triple meurtre, celui de trois riches businessmen locaux. L'enquête se fond alors dans le récit de ces nouveaux habitants d'Ilmorog, de leur lutte contre la sécheresse et l'oubli. Tandis que la pluie se fait désespérément attendre, que les récoltes se perdent et que la famine se répand, les vies de Munira, Abdulla, Wanja et Karega sont elles aussi en suspens.
Leurs histoires se révèlent au cours de longues discussions tourmentées : tous se cherchent autant qu'ils se fuient. Pourquoi sont-ils venus ici, à Ilmorog, que cachent-ils, qu'attendent-ils ?
Au fil des pages, et alors que leurs vies mutilées se dévoilent petit à petit, on découvre que tous sont en réalité prisonniers d'une histoire bien plus large, et sur laquelle ils semblent n'avoir aucune prise : l'histoire politique du Kenya fraîchement indépendant.
Suspects Mau Mau faits prisonniers, conduits par la police pour être interrogés - 1952.
Se lit en creux les plaies encore ouvertes de la guerre des Mau Mau qui secoua le Kenya (et en particulier les Kikuyu) dans les années 1950 et qui fut brutalement écrasé par la puissance coloniale britannique. Face à l'appauvrissement grandissant des masses, dépossédées de leurs terres les plus fertiles par les colons et parquées dans des réserves, le mouvement Mau Mau se forma, recrutant des fighters cachés dans les forêts du centre du Kenya, menant des actions de guérilla contre les colons.
La fin du conflit (que sonnèrent la capture et l'assassinat des principaux leaders Mau Mau, dont le tristement fameux Dedan Kimathi) laissa une population civile divisée entre les freedom fighters et les-dits loyalistes organisés par le pouvoir militaire britannique en garde nationale.
A l'indépendance, peu de sans-terre furent compensés de leurs pertes. Le nouveau gouvernement décida que les terres colonisées ne seraient pas redistribuées gratuitement - elles seraient rachetées. La plupart des masses paysannes, Mau Mau ou loyalistes, ne purent racheter leurs terres, faute de moyens financiers.
La statue du leader Mau Mau Dedan Kimathi, inaugurée en 2006.
C'est dans ce décor de pauvreté, de dépossession violente et de rancunes insidieuses que se déroule le drame de Pétales de Sang. Une question surgit, et hante le roman : faut-il abandonner ses espoirs pour pouvoir survivre ? Ne faut-il sauver que sa propre peau pour survivre ? Mais alors, comment vivre ensemble ?
Munira, Abdulla, Wanja et Karega apparaissent comme les figures allégoriques des espoirs déçus de la lutte pour l'indépendance. Munira tente d'incarner la figure de l'éducation, mais son échec ne fait que raviver l'amère et insurmontable réussite de son père. Abdulla, rescapé Mau Mau, est réduit au silence et à l'oubli.
Karega, plus jeune, semble plus énigmatique. Il est, paradoxalement, la figure d'espoir de Pétales de Sang, précisemment parce qu'il n'en a aucun. Mais il est en quête de sens, et c'est cette quête qui le mènera vers la cause ouvrière, déjà meurtrie par les assassinats politiques de plusieurs de ses porte-drapeaux.
Wanja, enfin, incarne la figure de la femme malgré elle. Malgré elle, car elle n'arrive pas à échapper à sa condition de femme : qu'elle soit ouvrière ou prostituée, elle reste un corps à vendre. Wanja est du côté des prostituées. Ironie du sort, elle est la seule à pouvoir fréquenter les puissants – et qui sait, de tenter de venger le destin.
ZOOM
Ngugi wa Thiong'o, une plume et une voix pour décoloniser l'esprit
Ngugi wa Tiong'o naquit en 1938 à Limuru, en pays Kikuyu. Après un passage à la prestigieuse Alliance High School, il poursuivit ses études à l'Université de Makerere en Ouganda, et à l'Université de Leeds, en Grande Bretagne. Sa famille sera activement engagée dans le conflit Mau Mau, qui deviendra l'objet central de ses romans.
Son premier romain, Weep Not Child (Enfant, ne pleure pas) paru en 1964, qui annonçait déjà les thèmes privilégiés par l'écrivain : les terres volées, la quête d'éducation, les sacrifices des Mau Mau. Il fut suivit par The River Between (La Rivière de vie, 1965), Grain of Wheat (Et le blé jaillira, 1967) et Pétales de Sang (1977).
A partir de 1977 ,Ngugi wa Thiong'o décida de ne plus écrire qu'en Kikuyu, sa langue natale. Quatre ans plus tard, il publiait un essai Décoloniser l'esprit (1981) dans lequel il défendait que la désaliénation des masses des restes de l'esprit colonial devait nécessairement passer par un retour aux langues vernaculaires.
La parution de son premier roman publié en Kikuyu, Ngaahika Ndeenda (I Will Marry when I want) (Je me marierai quand je voudrai, 1977), dans lequel l'auteur défendait encore et toujours les petits paysans et ouvriers, lui coûta une année d'emprisonnement.
L'emprisonnement et l'exil n'empêchèrent pas l'écrivain de poursuivre une carrière prolifique – on citera seulement Writers in Politics : Essays(1981), Detained : A Writer's Prison Diary (1981), Devil on the Cross (1982), Wizard of the Crow (2006). Dernièrement parus, In the House of the Interpreter : A Memoir (2012), ses mémoires d'enfance qui retracent les souvenirs de l'époque coloniale et l'héritage familial Mau Mau de l'écrivain.
Anaïs Angelo