Les Mémoires d'ABDOU DIOUF, 40 années de vie politique au sommet
Seuil
Le deuxième président du Sénégal se raconte.
Dès l'avant-propos, Abdou Diouf, deuxième Président de la République du Sénégal rappelle qu'il n'est pas facile de retracer une vie politique qui tient beaucoup, du reste, aux coups intempestifs du destin. Et pourtant ces Mémoires ont des airs de calendrier de ministre, si l'on peut dire, de Président certainement.
Sa carrière fut fulgurante. Le Président Diouf la résume lui-même :
« J'ai été mis aux affaires pendant que j'étais jeune : à 26 ans, gouverneur de l'une des régions les plus importantes du Sénégal, à 27 ans, secrétaire général de la présidence de la République, à 32 ans, ministre de Senghor, à 34 ans, Premier ministre, et à 45 ans, président de la République du Sénégal. » (p.372)
Abdou Diouf appartient à cette génération encore étudiante quand le Sénégal obtint son indépendance, en juin 1960 avec l'éphémère Fédération du Mali ; en août 1961 comme république indépendante.
Une tante saint-louisienne (sa région natale) qui militait pour Senghor le plonge, dès les années 1950, alors qu'il n'est encore qu'un adolescent, dans les débats politiques. Quelques rencontres avec le Président Senghor, futur père de l'indépendance du Sénégal, qui défend l'avenir d'une Afrique décolonisée sur les bancs de l'assemblée nationale française. Des études supérieures à Paris, à l'Ecole Nationale de la France d'Outre-Mer qui forme des administrateurs coloniaux et bientôt postcoloniaux.
A peine les trente premières pages du premier chapitre écoulées, Abdou Diouf nous entraine vers ses « premières fonctions. »
Sur les pas du Président Senghor
Sur les neufs chapitres qui suivront, le président retrace ses faits et gestes politiques avec une rigueur méticuleuse qui n'est pas sans rappeler « l'esprit de méthode » si cher à son maître politique, Léopold Sédar Senghor, qui en fit presque un hymne national.
La lecture critique de ce livre n'en est rendue que plus difficile – il faut une bonne dose d'histoire politique du Sénégal pour lire entre les lignes, entre toutes les missions dont Diouf fut chargé pendant presque quarante ans (de 1961, année où il rentre au Sénégal et est nommé gouverneur, à 2000 quand il quitte la présidence après 20 ans d'exercice).
Le fil rouge de ces Mémoires est celui de la coopération internationale, à laquelle Diouf accorde une importance primordiale : c'est là un enjeu vital, nous explique-t-il, pour la survie économique et le développement du Sénégal. Missions de coopération, recherches de fond, négociations s'enchaînent donc – dans la droite lignée du président Senghor, le « Poète Président Grammairien » que l'on disait très attaché aux déplacements à l'international. Lui-même souligne que :
« ...le génie du président Senghor nous apporta beaucoup. En effet, très tôt, il encouragea ses ministres à développer la diplomatie des couloirs. Lors des voyages à l'étranger, il nous suggéra, au-delà des rencontres protocolaires avec les ministres, de cultiver les relations avec les collaborateurs de ces derniers, c'est-à-dire les chefs de division, les chefs de bureau.» (p.108)
De Senghor, il dresse un portrait politique aussi perçant que subtil. Perçant, car l'on comprend bien qu'Abdou Diouf voit en lui le père non pas seulement d'une indépendance, mais d'un pays stable et fort. Il fut un homme visionnaire :
« Non seulement il gouvernait, mais il s'occupait parfaitement de son parti. Il savait gérer les hommes et maîtrisait aussi bien la politique nationale qu'internationale. Ses positions étaient extrêmement justes. A l'époque, quand Senghor parlait de la détérioration des termes de l'échange, de la civilisation de l'universel, du dialogue des cultures, on n'y prêtait pas l'attention nécessaire. On constate cependant que tout ce qu'il disait est repris aujourd'hui. » (p.91)
Subtil toutefois, comme si Diouf se donnait, peut-être même au nom du président défunt, pour mission de rappeler à ses détracteurs qui n'ont eu cesse de dénoncer une dérive autoritaire, que si le Sénégal n'a jamais versé dans la dictature c'est parce que « nous étions au pays de Senghor » (p.169). Un homme fort donc, mais pour qui « l'autorité n'est légitime que si elle est pédagogique » (p.99).
Au détour de ce qui peut parfois paraître au lecteur comme une avalanche de projets de développement se succédant, quelques louanges et critiques sur les amis et ennemis d'un jour ou de toujours.
Au-delà des performances économiques du Sénégal, l'auteur revient ça et là sur des acteurs clés de son ascension politique. De ses alliés, on citeraJean Collin, puissant ministre des finances sous le régime Senghor jusqu'à son obscure rupture avec Diouf en 1988, et son grand ami Habib Thiam, qui sera premier ministre sous son troisième mandat. Au cœur de ses alliances clés, il y a celle avec les marabouts, acteurs clés de l'économie sénégalaise, que Diouf tentera coûte que coûte d'entretenir tout au long de sa carrière, malgré quelques remous qu'il survole seulement.
Au fond, il n'en est que très peu question de politique intérieure dans ces Mémoires. Mis à part les quelques noms dont Diouf tient à réajuster la réputation, pour le meilleur ou pour le pire, un silence ambigu demeure sur les luttes insidieuses qui animent l'arène politique. L'homme politique, lui, reste non pas seulement poli – mais, comme à son image, un homme calme et discret. Seul un mot de Senghor nous fait deviner le secret de ses dix-sept années à la présidence : Abdou Diouf aurait « un caractère plus ferme qu'on ne le croit. » (p.199)
On aurait pu attendre une plus franche discussion sur la stratégie « internationaliste » de développement économique, tant décriée par ceux qui dénoncent une mise en dépendance des pays pauvres. Mais au fond, Diouf y répond indirectement, en soulignant son dévouement constant aux questions économiques du Sénégal, qui peut se lire comme si le Sénégal n'avait tout simplement pas eu le choix. Mais pourquoi pas ? C'est cette question qui brûle les doigts jusqu'à la fin du livre...
Si Diouf n'y répond pas, il rappelle toutefois l'importance de la stabilité politique du Sénégal, sa très émouvante remise du flambeau présidentiel à son vainqueur, Abdoulaye Wade, en l'an 2000.
Diouf revisite ses souvenirs comme des faits édulcorés sur le fond, éludant souvent les affaires politiques sous-jacentes. Et alors qu'on approche de la fin du livre, et que l'on se demande s'il n'a que si peu à dire sur ses compatriotes sénégalais qu'il a gouvernés tant d'années, voilà qu'il conclue sur la solitude du pouvoir (p.374) :
« L'image que l'on a souvent du président de la République, c'est celle d'un homme qui est partout, qui peut tout faire et tout défaire, et qui est au courant de toute.
Or la réalité est tout autre.» (p.375)
On pourrait être tenté de penser qu'en politique on sait tout mais on ne peut pas tout dire. Diouf rappelle finalement qu'en politique, on peut dire beaucoup mais savoir très peu. A moins que la politique ne soit qu'un jeu d'alliances aussi profitables qu'éphémères, comme celles qu'il voit se défaire sous ses yeux dans l'entre-deux tour de la présidentielle perdue, en 2000.
ZOOM
Abdou Diouf en quelques dates
1961 : nommé Gouverneur du Sine Saloum
1963 : nommé Directeur de cabinet du Président Senghor
1964 : devient Secrétaire général de la Présidence de la République
1968 : nommé Ministre du plan et de l'industrie
1970 : nommé Premier ministre
1981 : devient Président de la République par intérim à la suite de la démission du Président Senghor
1983 : élu Président de la République; réélu pour deux autres mandats en 1988 et 1993
2000 : perd les élections contre le nouveau président élu Abdoulaye Wade
2002 : élu Secrétaire général de l'Organisation internationale de la francophonie. Réélu à ce poste en 2006 et 2010.
2014 : fin de son mandat à l'OIF. Abdou Diouf publie ses mémoires.
Anaïs Angelo