Bill Akwa Bétotè, « l’œil » des musiques africaines
Expo Paris 80 - Pulsations de Bill Akwa Bétotè à La Bellevilloise à Paris.
Miriam Makeba, Mory Kanté, Manu Dibango, Ray Lema, Fela Kuti, Salif Keïta, Masdongar, Wally Badarou, Lapiro de Mbanga… Ils sont tous là, accrochés aux murs de la Halle aux Oliviers de La Bellevilloise dans le cadre de l'exposition Paris 80' - Pulsations.
Photos en noir et blanc. Des clichés rares qui relatent une époque mythique : celle de l’explosion des musiques et des artistes africains à Paris dans les années 1980.
Une nouvelle ère s’ouvre alors… Les socialistes sont au pouvoir depuis peu et Jack Lang, Ministre de la Culture, délivre plus facilement leurs visas aux artistes étrangers qui en font la demande. Les musiciens, danseurs, troupes, groupes africains en profitent.
Les Parisiens aussi qui accueillent bientôt l’arrivée de cours de danses et percussions africaines dans les écoles de musique et de danse de la capitale avec engouement. Certaines salles de concert et bars de la capitale se transforment bientôt en cabarets nocturnes où les buffs entre artistes sont légions. Ça joue, ça enregistre, ça produit, ça milite !
Car oui, les années 1980 sont aussi celles des luttes pour ces musiciens qui se regroupent pour défendrent d'une même voix plusieurs causes : « l’Opération Jéricho » de soutien à Fela Kuti emprisonné par le régime nigérian, « Tam Tam pour l’Ethiopie » pour venir en aide à ce pays en proie à une famine extrême et la caravane « Franchement Zoulou » contre l’Apartheid sud-africain...
Un homme accompagne cette effervescence, cette onde de choc africaine qui saisit alors Paris. Armé de son appareil photo, il immortalise l’instant. Il s’appelle Bill Akwa Bétotè. Il est photographe de scène.
A l’occasion de la soirée Warm Up qui lui était dédiée le 12 juin dernier, organisée par l’association Rares Talents du bassiste camerounais Hilaire Penda, nous avons rencontré ce talentueux photographe originaire du Cameroun. Une personnalité malicieuse, fort sympathique et humble. Un grand monsieur, au sens propre comme au sens figuré (presque 2m de taille), au sourire large et franc, à la voix grave et charmeuse. Nous évoquons avec lui cette époque mythique pour les musiques africaines que furent les années 1980 à Paris...
Comment est né le projet Paris 80’- Pulsations ?
Bill Akwa Bétotè : C’est une initiative du bassiste Hilaire Penda, un grand monsieur qui fait beaucoup pour développer les musiques africaines. J’ai actuellement un projet de livre en cours qui exprime le lien entre mon travail de photographe de scène et son inscription dans plusieurs lieux de Paris. J’ai commencé il y a peu de temps à poster certaines de ces photos sur Facebook.
Or, Hilaire a vu une de ces photos un jour et il a de suite émis l’idée de faire connaître mon travail au grand public, et en particulier cette époque des années 1980 où les artistes africains ont émergé sur les scène parisiennes et françaises. Il m’a contacté et s’est exprimé en ces termes : « Papa, tu es notre grand, il y a des choses que je veux faire avec toi et avec ces photos. Il faut qu’on définisse un projet ensemble ». Et c’est ainsi qu’est née l’idée de cette exposition avec ce Warm Up spécial du 12 juin invitant plusieurs artistes, acteurs de cette époque…
Votre soirée en fait… puisque ce Warm Up vous est dédié ?
Bill Akwa Bétotè : Oui. Et cela me fait plaisir de voir tous ces artistes réunis ici ce soir : So Kalmery, Ismaël, Sixu Tidiane (Touré Kunda), Kiala (Ghetto Blaster), Chief Udoh, Indy Dibong (Tony Allen)… C’est un bel hommage qu’ils m’ont rendu en jouant pour moi. C’est un très beau cadeau qu’ils m’ont offert.
Car au fond, nous avons partagé cette époque ensemble. Il s’agissait d’une époque toute particulière, celle de l’explosion de ces musiciens africains à Paris. Mais finalement en regardant mes photos aujourd’hui, on se demande où sont passées nos années 1980 ? Que sont devenus tous ces artistes ? Il nous aura fallu attendre plus de vingt ans pour nous retrouver et aborder notre passé commun.
En regardant ces photos, certains d’entre eux ont éprouvé de la nostalgie, d’autres, de la reconnaissance vis-à-vis de mon travail. Certains ont finalement réalisé que j’étais un des leurs, depuis cette époque... A ma manière, j’ai accompagné cette ascension…
Lors de la table-ronde qui a eu lieu entre artistes cet après-midi (Rencontre Réseau Zone France, Table-ronde « Musique et luttes : Mémoires des années 80 », ndlr), des mots ont été dits sur cette époque, sur mon travail, sur eux-mêmes. Certains ont percé mais que sont-ils devenus ? Aujourd’hui ces artistes sont tous à Paris, ils doivent continuer à faire vivre la musique africaine ici, comme le dit si bien So Kalmery.
Vous devez avoir des dizaines de milliers de photos de ces années. Quels ont été les critères qui ont déterminé vos choix pour cette exposition ?
Bill Akwa Bétotè : Il y a eu le critère esthétique bien-sûr mais également l’importance du lieu et de la lumière.
De plus, il s’agissait vraiment d’une première car l’idée était aussi de faire émerger des mémoires de cette époque en montrant ces photos aux acteurs qui ont vécue cette période. J’ai donc sélectionné sciemment des photos d’artistes qui ne sont plus à Paris, soit parce qu’ils sont morts, soit parce qu’ils ne vivent plus ici, pour faire réagir les autres.
Kiala a parlé de Fela par exemple en disant que Fela a fait de lui l’homme africain qu’il est aujourd’hui, puisqu’avant de rencontrer Fela, il s’appelait David et non Kiala.
Ici, sur cette photo (il montre une photo de Miriam Makeba, ndlr), où l’on voit Miriam Makeba, cela m’évoque le moment où elle est venue à une de mes expositions intitulée " Corps instrumental". Elle m'avait d'ailleurs inspirée ce travail après l'avoir vue chanter à cappella à Nanterre le jour où elle y avait reçu la médaille de la ville au Conseil général. Peu de temps après, elle est venue au vernissage de mon exposition, et elle a particulièrement apprécié une de mes photos, « Nuit blanche », qui représente une femme qui tient un arc à bouche, de dos et de face, dans la nuit. Je la lui ai offert ensuite… Ah Mama Africa, c’était quelqu’un de très espiègle. Une femme que j’aimais beaucoup…
Comment avez-vous « apprivoisé » ces grands musiciens ? Ils se laissaient prendre en photos facilement ?
Bill Akwa Bétotè : Quand ils sont sur scène, ils pensent à leur jeu, ils ne font pas attention à moi ! Quoique… Kiala a dit par exemple de moi aujourd’hui que mon arrivée dans une salle de concert lui fait penser à celle d’un chat qui entre dans une pièce. Ce à quoi Hilaire a rétorqué « un grand chat alors ! » (Rires).
J’ai moi-même évolué professionnellement avec ce milieu, ce monde. Au début, les conditions de vie de ces artistes étaient très difficiles. Je me faisais conciliant. Je travaillais avec eux, réalisais leurs pochettes d’albums, leurs affiches et permettais à certains d’échelonner les paiements dans le temps. En gros, il fallait être militant aussi quelque part et avoir une certaine sensibilité artistique pour les accompagner.
Et puis, à partir du moment où on a créé un lien de confiance avec les artistes, on se sent envahi par des émotions particulières lorsqu’on les photographie. So Kalmery, je le vois aujourd’hui comme si je l’avais quitté hier… Ce lien s’explique peut-être aussi car je suis pratiquement le seul à m’être spécialisé dans la photographie de scène africaine. Et quelque part quand Ismaël (de Touré Kunda) reconnaît aujourd’hui l’importance de mon travail, il prononce un mea culpa par rapport à ce qu’il n’avait pas compris plus tôt…
Autre point, ces photos, ces images ont une valeur également historique et sociologique, elles servent de relais et nous transmettent une mémoire, comme le disait si bien Hilaire aujourd’hui…
Oui, une mémoire des gens, des artistes et des luttes mais une mémoire également des lieux. Pouvez-vous nous parler de ces bars, boîtes et salles de concert qui ont accueilli les artistes africains et accompagné leur émergence à Paris ?
Bill Akwa Bétotè : Sur cette photo-ci où l’on voit Mory Kanté tenir une affiche de Fela Kuti lors de l’opération « Jericho » pour la libération de Fela qui se trouvait alors dans les geôles nigérianes, nous sommes à La Bellevilloise. Et oui, c’était déjà un endroit où les artistes africains se produisaient...
Il y avait également le Rex Club où le groupe congolais afrobeat M’Bamina, produit par Paco Rabanne, jouait. J’ai une photo de Bonga accoudé au comptoir de la Péniche Atmosphère, qui prend une date pour un prochain concert. J’aime ce cliché, il a quelque chose d’artisanal dans la manière même d’organiser un concert à cette époque ! Si l’on pense au fait qu’aujourd’hui il faut s’y prendre six mois à l’avance pour réserver une salle !
Là-bas, c’est une photo de Salif Keïta lors d’un de ses premiers concerts en France. Il s’agit de la salle des fêtes de Montreuil. Une soirée organisée par tous les chauffeurs de taxi maliens de la région. Salif Keïta était déjà une star au Mali. Ça a été une superbe fête malienne ! Au sol couché, il s’agit d’Ousmane Kouyaté, l’oncle de Moh Kouyaté, qui a fait une grande carrière aux côtés de Salif Keïta.
D’où vous vient votre prédilection pour la photo de scène ?
Bill Akwa Bétotè : Ça m’est venu dans les années 1976/1980 à Marseille. Une photo. Celle d’un organiste de dos avec une superbe lumière de bar, sur les coups d’1h30 du matin. C’est le genre d’image qu’on a envie de refaire à l’infini… C’est presque obsessionnel ! La nuit a quelque chose de poétique que nous sommes les seuls à voir, nous les noctambules, car pour faire ce métier il faut aimer la nuit.
Et puis au-delà de la scène, il y a eu les artistes africains. A Marseille, pour rencontrer les gars du pays à cette époque, il fallait aller les chercher ! Nous n’étions pas aussi nombreux qu’aujourd’hui, nous les Africains. Et dans ces années, les musiques noires comme le free jazz, le reggae, la funk étaient à la mode… Mais moi, j’avais aussi envie d’écouter les musiques de mon pays, du Cameroun, et pas seulement sur des disques en boîte ! C’est donc à ce moment-là aussi que j’ai commencé à chercher des lieux où les rares musiciens de mon pays jouaient. Et je me suis bientôt mis à les photographier…
Pour moi, la scène, c’est de la magie ! En raison de la lumière, qui est l’équivalent de notre écriture à nous, les photographes. Nuit noire et tout d’un coup on sent une présence, un faisceau de lumière, puis la musique et l’artiste. Le début d’un concert déclenche toujours une très grande émotion chez moi...
La scène, c’est un monde en soi, avec ses moments d’émotion mais avec ses emmerdes aussi ! On ne sait jamais ce que va donner un concert, un artiste, si l’alchimie va se créer, si on va pouvoir la lire sur les visages… Depuis le temps, j’ai appris à sentir tout cela. Je connais le territoire, je le cerne, j’analyse les défauts d’une scène. Puis je fais attention à bien me placer en fonction des musiciens. Je note par exemple que le guitariste est gaucher ou droitier, pareil pour la chanteuse qui tiendra son micro différemment selon qu’elle est droitière ou gauchère.
Aujourd’hui je me suis assagi. Mais à la grande époque, je pouvais voir des milliers de concerts dans l’année. Je ne dormais pas beaucoup car une fois rentré, il fallait que je développe les photos dans ma chambre noire pour la rubrique Culture du « Matin » ! C’était vraiment toute une époque ces années 1980. Même pour moi en tant que photographe. Les modes de production étaient complètement différents… Toute une époque !
ZOOM
Bill Akwa Bétotè, photographe reporter
Jeune Afrique, Afrique-Antilles, Muziki Magazine, Bingo, il commence par travailler pour plusieurs médias noirs avant d’ouvrir ses collaborations à la presse française : Libération, le Nouvel Observateur, Cosmopolitan.
Son travail insolite propose un regard humain, tantôt acide, tantôt joyeux sur les instants fugitifs de la rue, de la nuit, des visages quotidiens aux icônes musicales.
Lola Simonet