Les Damnés de la terre, une pièce de Jacques Allaire, d’après l'oeuvre de Frantz Fanon.
Le Tarmac - 159, avenue Gambetta, Paris 20ème.
L’adaptation théâtrale réussie de l’œuvre testamentaire d’un des plus grands penseurs de la décolonisation et du tiers-mondisme.
S’attaquer à un essai majeur du XXème siècle pour l’adapter au théâtre n’est pas chose facile. Metteur en scène audacieux, Jacques Allaire s’y est essayé avec Les Damnés de la terre. Une réussite.
À la lecture des Damnés de la terre de Frantz Fanon, le metteur en scène Jacques Allaire se met à dessiner plusieurs espaces scénographiques, des situations, des paysages. Très vite, il pense à donner vie à ses dessins.
Concours de circonstances, depuis quelques années, l’auteur de Peaux noires, Masques blancs semble de nouveau intéresser nos élites après trente années de délaissement par les universités et milieux intellectuels français. Fanon a le vent en poupe et Jacques Allaire a du flair.
L’œuvre Les Damnés de la terre inaugure la saison théâtrale du Tarmac, scène internationale francophone, à Paris, le 5 novembre dernier. Et y sera présente jusqu’au 6 décembre.
Né martiniquais, mort algérien, le médecin psychiatre Frantz Fanon a combattu pour la libération de la France métropolitaine avant d’y subir le racisme.
En Algérie, en 1956, il démissionne de son poste de médecin chef de l’hôpital de Blida après trois ans de services, ne supportant plus d’être le témoin d’ « un pari absurde » qui consiste à « faire exister coûte que coûte quelques valeurs alors que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multi-quotidien de l’homme sont érigés en principes législatifs ». Il rejoint ensuite le FLN au sein duquel il militera jusqu’à sa mort, survenue en 1961 à Washington d’une leucémie.
Ces combats physiques contre le fascisme, le racisme, la puissance coloniale nourrissent petit à petit une réflexion puissante sur les préjugés, le processus colonial, l’aliénation et ses ressorts. En découlent des textes subversifs comme Les Damnés de la terre, ces sous-hommes qui sont au fond ces hommes et ces femmes colonisés qui ne peuvent se percevoir que dans le regard du colonisateur.
Cette œuvre aujourd'hui théâtralisée en devient dérangeante, son propos étant renforcé par une mise en scène à la fois angoissante, fonctionnelle et poétique.
Un texte douloureusement actuel
Il est presque douloureux d’entendre raisonner ce texte aujourd’hui en raison de son actualité brûlante.
À une époque où une Ministre d’Etat est comparée à un singe par un magazine d’extrême-droite sans provoquer d’immédiates condamnations, ô combien demeure pertinente la pensée radicale et intransigeante d’un Frantz Fanon. Combien sonnent vraies les répliques de la première partie de la pièce consacrée à la négritude et à la condition sociale du nègre, personnage factice d’une histoire qui ne lui a pas appartenu pendant longtemps, forcé, aujourd’hui encore, d’évoluer dans des préjugés racistes qui ne disent pas leurs noms.
Du racisme anti-noir à une guerre d’Algérie encore mal digérée, les thèmes de Fanon traversent le temps. Les parties suivantes évoquent longuement son expérience algérienne.
Campant un Commissariat de police où les policiers racontent les séances de torture, un hôpital où les patients, victimes et bourreaux, témoignent, les plateaux de scènes sont sombres et angoissants. La folie humaine, désolante à l’absurde, est à l’œuvre. S’ils ne jouent pas, les acteurs deviennent des pantins, des zombies, des forces de résistance vite anéanties.
Le psychiatre Frantz Fanon a pris des notes durant son séjour à Blida. Il déconstruit bientôt un modèle d’assujettissement psychologique : celui du sujet algérien dominé par un rapport de force inégal à l’avantage du colonisateur français. Un modèle qu’il déclinera à l’envie chez un Antillais, un Vietnamien, un Sénégalais, tous meurtris dans leurs êtres et leurs âmes par le système de la colonisation, l’oppression, l’aliénation.
Il faut attendre la dernière scène pour que la poésie de la mise en scène fasse sens. Sur un tableau de salle de classe, des élèves écrivent tour à tour des slogans profondément humanistes et porteurs d’espoir. Bientôt, certains d’entre eux montent au ciel, vers les arbres… Oui, les arbres. Les arbres du ciel. Et si l’on faisait table rase pour créer un nouveau monde ? Semble nous dire Jacques Allaire.
Si Les Damnés de la terre nous touchent tant aujourd’hui, c’est justement parce que nous n’avons pas fait table rase de ce passé pesant. Il est temps de s’émanciper et de « décoloniser » nos esprits. Enfin !
ZOOM
Les damnés de la terre, un « classique » de la décolonisation
Préfacé par Jean-Paul Sartre (qui contribuera ainsi au succès de l’essai), l’ouvrage est un « classique » de la pensée de la décolonisation et de l’émancipation des peuples.
Fanon s’adresse directement aux colonisés, analysant pour eux le dispositif d’aliénation mis en place par le colonialisme.
Lola Simonet