Exhibit B de Brett Bailey, effroyable retour au temps des colonies
Centquatre - 5, rue Curial, Paris 19ème du 25 au 27 novembre 2013 / Le Maillon - 7 Place Adrien Zeller, 67000 Strasbourg du 3 au 7 décembre 2013.
Exposition / succession de tableaux vivants du metteur en scène sud-africain Brett Bailey.
« Mon œuvre explore les dimensions et la complexité du paysage africain colonial et postcolonial. L’Afrique est si souvent considérée comme un « cas désespéré », le « continent sans espoir », l’accent étant mis sur son état de ruine en oubliant que, durant les cinq cents dernières années, l’Afrique a été pillée et colonisée, ses sociétés, structures sociales et cultures ont été démantelées », explique Brett Bailey dans le dossier de presse d’Exhibit B.
Deuxième partie d’une série de trois présentations réalisées par ce metteur en scène sud-africain, Exhibit B est une succession de tableaux vivants évoquant les zoos humains des expositions ethnographiques coloniales de la fin du XIXème et du début du XXème siècle en Europe.
Centrée autour des impérialismes français et belge en Afrique centrale dans les Etats du Congo (la première partie Exhibit A se consacrait au génocide des Hereros en Namibie), elle fait état des supplices et atrocités subis par des millions de personnes dans ces régions, mortes pour le développement et la consolidation des richesses de ces empires.
Bienvenue au temps des colonies
Un par un, nous entrons dans la salle d’exposition. Mise en scène dans la mise en scène, le spectateur est littéralement convoqué et appelé par un numéro pour entrer dans la salle. Il se retrouve ainsi seul face à l’Histoire, au temps des colonies et croyez-nous, le choc est brutal.
Premier des douze tableaux auquel il est confronté, celui représentant les trophées de chasse d’un colon belge rentré en Europe présenter ses « acquisitions » au beau monde. Devant soi, une table sur laquelle se trouvent des cartes du Congo belge, sur les côtés, des têtes d’antilopes enfoncées sur des piquets. Le fond du tableau comprend deux cadres géants contenant deux « sauvages » congolais couverts de terre ocre, un homme et une femme, portant pour seul vêtement un pagne de raphia. Au milieu de ces deux cadres, une caisse sur laquelle se trouve un singe empaillé.
Le tout grandeur nature évoque d’emblée le régime racial des colonies, la violence de l’exploitation européenne des peuples africains, le déni d’humanité qui leur était réservé et qui permettait aux autorités coloniales de les exposer sans complexe et tout à fait scientifiquement tels des animaux dans des zoos humains.
Esclavagisme, racisme, atrocités coloniales, génocides en Afrique, les onze tableaux qui suivent sont du même acabit. Tous comportent un écriteau explicatif qui nous rappelle que nous sommes à une exposition.
Parfois, Brett Bailey met en scène des faits historiques, des personnalités dont la triste histoire nous est parvenue : Saartjie Baartman, la Vénus Hottentote (ramenée d’Afrique du Sud pour être montrée dans des cirques en Europe en raison de son protubérant derrière et disséquée après sa mort par le naturaliste français Georges Cuvier qui ne trouvera rien de mieux à faire que d’exposer ses restes au Musée de l’Homme à Paris, où ils seront montrés au public jusque dans les années 1970), Soliman le supplicié, ou encore les terribles sévices subis par ces huit esclaves qui avaient tenté de s’échapper d’une plantation au Surinam (deux d’entre eux cuits vivants à la broche).
L’effroyable réalisme des tableaux vivants : de voyeur à « vu »
Nous glaçant d’effroi par leurs propos, ces tableaux nous secouent également en raison du réalisme des mises en scène accru par la présence de véritables acteurs jouant les victimes noires.
Brett Bailey leur a demandé de regarder le spectateur dans les yeux. Et très vite, ce regard se fait insoutenable tant on y lit la douleur, l’inquisition, la méfiance, la peur, la déshumanisation. De voyeur et spectateur on devient alors soi-même vu et scruté par ce regard perçant qui semble dire : pourquoi ? Depuis son tableau, au-delà du temps, la victime d’hier se tient devant nous. Et nous, descendants de l’Europe coloniale, nous nous devons de la regarder, en face, mais différemment de nos ancêtres, bien-sûr… Ce troublant face-à-face constitue le noyau émotionnel de l’œuvre. Effroyable sentiment rarement éprouvé.
Mais le passé n’est pas tout à fait mis de côté. Comment aujourd’hui encore ce racisme se manifeste-t-il ? N’est-ce pas le même qui conduit l’Europe contemporaine à protéger ses frontières des immigrés africains, gueux toujours « sauvages » venus mendier à nos portes ? Deux tableaux montrent des immigrés africains clandestins dans la France du XXIème siècle, exposés comme des objets trouvés. Un troisième met en scène un Somalien assis sur un siège d’avion, mort par asphyxie alors que la police le reconduisait dans son pays… L’écriteau précise que vingt-huit personnes sont mortes ainsi durant les quinze dernières années.
Avant de sortir, un dernier tableau nous immobilise par sa puissance artistique à la fois poétique et morbide. Emergeant de quatre colonnes blanches, quatre têtes noires peintes en noir sombre, interprètent de magnifiques chants de lamentation namibiens. Au-dessus d’eux, trois photographies de crânes d’esclaves namibiens « étudiés scientifiquement » nous dit l’écriteau, sont accrochées au mur. Les têtes chantantes ne se regardent pas et ne nous regardent pas non plus. Leurs regards sont vagues. C’en est fini de la mort, de la souffrance, de l’humiliation, de la déshumanisation… Ne reste que la désolation.
Exhibit B, de Brett Bailey à voir :
- Au Centquatre, 5 rue Curial dans le 19ème arrondissement de Paris du 25 au 27 novembre.
Entrée toutes les vingt minutes, de 19h à 22h20 les 25 et 26 et de 17h à 22h20 le 27 novembre.
Tarifs : 15 €, 12 € et 10 €.
Renseignements : www.104.fr
- Au Maillon, Théâtre de Strasbourg, 7 Place Adrien Zeller, 67000 Strasbourg, du 3 au 7 décembre.
8 séances par jour de 18h à 21h20.
Tarifs : entre 5,50 € et 13 € l'entrée (selon le groupe et le type d'abonnement).
Renseignements : www.maillon.eu.
ZOOM
Brett Bailey, art, pouvoir et histoire
Bouleversant les idées reçues, ses propositions questionnent la responsabilité de l’Occident dans la situation actuelle de l’Afrique, mais aussi plus largement les petits riens de nos actes quotidiens qui, consciemment ou inconsciemment, « colonisent » toujours nos esprits et se manifestent dans un racisme ordinaire qui ne dit pas son nom.
Son travail est présenté pour la première fois en France cette année à l’occasion des Saison sud-africaines en France.
Lola Simonet