Come Back, Africa de Lionel Rogosin
Carlotta Films
Chef d’oeuvre du cinéma sud-africain.
Il est de ces rares films qui parviennent en une heure trente à saisir l’air du temps d’une société dans toute sa complexité.
Des films que l’on appelle « chefs d’œuvre » pour avoir su, avec intelligence et beauté, multiplier les niveaux d’interprétation et d’analyse d'une histoire, tant sur le fond que sur la forme. Des films encore où même les circonstances de tournage viennent participer à la création d’un mythe, la réalité rattrapant la fiction et le septième art.
Réalisé en 1958 dans la clandestinité, au moment où l’Afrique du Sud édifie et consolide le régime de l’Apartheid, Come Back, Africa, du réalisateur américain Lionel Rogosin est un classique du genre.
Fuyant la famine minant sa pauvre campagne, le fermier zoulou Zacharia vient grossir les rangs des mineurs noirs de Johannesburg, la capitale, pour parvenir à faire venir sa famille, restée dans un premier temps au village. Son contrat dans la mine d’or arrive bientôt à expiration et un de ses amis lui trouve un travail comme homme à tout faire chez un couple de blancs. Confronté pour la première fois à la réalité blanche sud-africaine, Zacharia, gentil et naïf, commet des erreurs et se heurte au racisme de ses employeurs. Renvoyé, il retrouve difficilement un emploi, cette fois-ci dans un garage…
Un film historique
Tourné dans la clandestinité (surveillés, Rogosin et son équipe formée de cinq professionnels étrangers sont obligés d’inventer deux faux projets de films pour contourner la censure), Come Back, Africa est un film historique pour plusieurs raisons. La première est que les images d’extérieur du film sont de véritables images d’archives rares. On y voit comme dans un documentaire la vie des Noirs sous le régime de l’Apartheid : les guichets des lieux publics qui leur sont réservés, les bus qui leur sont destinés, les files d’attente des administrations destinées aux « colored »… La ségrégation existe de fait dans la vie sociale.
Par ailleurs, en suivant Zacharia d’un lieu de travail à un autre, du quotidien des mineurs à celui d’un intérieur de blancs, des rues animées par l’activité économique du centre de Johannesburg, à celles de Sophiatown, dernier township où des Noirs étaient encore propriétaires à cette époque, la caméra de Lionel Rogosin montre un Johannesburg encore jamais filmé, celui des premières années de l’Apartheid. Des séquences de rues aux visions panoramiques des gratte-ciels et des mines, les images se font également l’écho d’une ségrégation spatiale au sein de la ville elle-même.
Enfin, Come Back, Africa tourné en 1958 et projeté dans plusieurs festivals dès l’année 1959 (primé à la Mostra de Venise) est le premier et rare film de l’époque à décrire les conditions de vie d’un Noir en Afrique du Sud. Zacharia n’est qu’une victime parmi tant d’autres en train de tomber sous la violence sociale et physique de ce régime raciste et autoritaire.
Un docu-fiction
Comme sur son précédent film, On the Bowery, Lionel Rogosin ne souhaite pas d’acteurs professionnels ni de scénario pré-établi. Le personnage de Zacharia se trouve être interprété par un paysan zoulou rencontré à la gare de Johannesburg le jour de son arrivée. Co-écrites par ses amis noirs sud-africains Bloke Modisane, Lewis Nkosi et lui-même, les grandes lignes du scénario sont des situations d’action qui laissent une grande part d’improvisation aux acteurs.
Au jour le jour, les prises de tournage se font rapides, avec peu d’indications. Comme il est difficile de trouver des Sud-africains blancs pour jouer certains rôles, Lionel Rogosin fait appel à ses proches, ses amis, sa femme. Dans la rue, pas de préparation, certaines séquences sont « volées ». Ce mélange de réalité et de fiction, emprunté au genre documentaire de Flaherty qu’il admirait et au néo-réalisme italien, n’en donne que plus de réalisme au film. Et finalement de légitimité au propos. Car ne perdons pas de vue que l’idée première de Lionel Rogosin, déjà présent en 1958 en Afrique du Sud pour y faire des repérages, est de témoigner de l’iniquité et de l’ineptie du régime raciste sud-africain.
Une légende
Au-delà du cheminement du paysan Zacharia qui subit et découvre, en même temps que le spectateur, un pays où les discriminations sont le lot quotidien des Noirs, d’autres personnages évoquent l'intelligentsia noire consciente et militante. Scène majeure du film, cette séquence dans un shebeen (bar clandestin, car les Noirs n’avaient pas le droit de boire de l’alcool) où est filmée une conversation entre amis. Ils parlent de la violence d’une ethnie, les Tsotsis. Au final, un des invités soutient que cette violence devrait être exemplaire pour tout africain noir car les Tsotsis sont de véritables rebelles et résistants.
Totalement improvisée, cette séquence, filmée dans le township de Sophiatown, quelques mois avant que celui-ci ne soit rasé puis récupéré par les Blancs, deviendra un moment-clé du film. C’est dans cette séquence qu’apparaît pour la première fois à l’écran une jeune chanteuse sud-africaine encore toute timide… Miriam Makeba. Une fois les autorités sud-africaines informées de ce tournage, l’artiste devra fuir son pays. Lionel Rogosin l’aidera à gagner les Etats-Unis où elle connaîtra la carrière que l’on sait. L’Histoire dans l’histoire…
ZOOM
Lionel Rogosin, le néo-réalisme à l’américaine
Comme dans son premier film On the Bowery qui filme les bas-quartiers de New York, on retrouve le genre hybride docu-fiction dans Come Back, Africa.
Pour lui, le cinéma est « une expression poétique de la réalité ». Le cinéaste doit réinventer le réel, le sublimer, le travailler et le recréer .
Concerné par les luttes contre toute forme d’impérialisme et de fascisme, Lionel Rogosin décidera de se battre toute sa vie en utilisant ses propres armes, dont le cinéma est la plus belle. Il créera un cinéma d’art et d’essai à New York et financera plusieurs films indépendants. Il militera toute sa vie contre l’Apartheid.
Lola Simonet